L’Âge d’or du cinéma muet soviétique

Natacha Laurent (déléguée générale de la Cinémathèque de Toulouse et Maître de conférences en Histoire à l’université de Toulouse Jean-Jaurès)

Fondée le 12 février 1964 par Raymond Borde et une équipe de passionnés, devenue aujourd’hui l’une des trois principales collections de cinéma en France avec les Archives françaises du film du CNC et la Cinémathèque française à Paris, la Cinémathèque de Toulouse fête cette année ses 50 ans. À cette occasion, le festival de La Rochelle, avec lequel elle entretient des liens étroits depuis de nombreuses années, lui a proposé de concevoir une programmation sur l’un de ses fonds les plus emblématiques : le fonds de films russes et soviétiques. Répondre à cette invitation en choisissant de se concentrer sur les années 1920, c’est bien entendu revenir sur l’une des périodes les plus riches et les plus inventives de l’histoire du cinéma soviétique. C’est aussi mettre en perspective la façon dont s’est construite la connaissance, en Occident, de ce cinéma – étant entendu que la collection de la Cinémathèque de Toulouse a participé à ce processus et continue aujourd’hui de le faire. C’est enfin s’intéresser à l’histoire d’une archive de cinéma, et plus particulièrement à sa dimension internationale. Cette programmation s’apparente ainsi à une double quête des origines : celle des origines du cinéma soviétique d’une part, celle des origines de la Cinémathèque de Toulouse de l’autre.

Car il faut bien le reconnaître : que Toulouse soit l’un des lieux importants de la mémoire du cinéma russe et soviétique en Europe occidentale peut paraître étonnant. Cette longue histoire d’amitié débute dès le lendemain de la création de la Cinémathèque. En 1965, Raymond Borde décide, en effet, d’adhérer à la Fédération Internationale des Archives du Film (Fiaf), dont le rôle est de favoriser la coopération entre les plus importantes institutions chargées de la conservation du patrimoine cinématographique. Alors que la très riche archive de cinéma d’URSS, le Gosfilmofond, cherche un partenaire en Europe occidentale pour y assurer la diffusion du cinéma soviétique, son directeur, Victor Privato, fait la connaissance, dans le cadre de la Fiaf, de Raymond Borde. Très rapidement les deux hommes deviennent amis et nouent une relation de confiance propice aux échanges et à la collaboration entre la jeune Cinémathèque de Toulouse et le puissant Gosfilmofond – celui-ci envoyant principalement des films en France, celle-là adressant en retour des revues, de la documentation scientifique, mais aussi des films. Ainsi se constitue, à Toulouse, cette collection exceptionnelle de cinéma russe et soviétique, que la Cinémathèque s’est toujours attachée à valoriser dans l’hexagone, et plus largement en Europe.

Le cinéma soviétique muet a été découvert tardivement par le public français dans la mesure où toute la production venue d’URSS resta exclue des circuits commerciaux jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La crainte d’une possible contagion révolutionnaire fut la principale motivation de la censure en France, comme dans le reste de l’Europe occidentale d’ailleurs, à l’exception notable de la République de Weimar. C’est donc essentiellement après 1945 que les cinéphiles français découvrent le cinéma soviétique des années 1920 et s’enthousiasment principalement pour quatre auteurs : Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov, Alexandre Dovjenko et Vsevolod Poudovkine. La lecture politique des années 1960 et 1970 privilégie les films qui se présentent avant tout comme des bannières de la révolution bolchévique, et cette attente idéologique marqua durablement le regard de la France sur ce cinéma. Il faut attendre les magistrales rétrospectives organisées par le Centre Georges-Pompidou à Paris de 1979 à 1981 – et auxquelles la Cinémathèque de Toulouse participa en prêtant de nombreuses copies – pour que notre perception de ce cinéma change. Dès lors, la voie était ouverte pour découvrir des auteurs ou des aspects méconnus de cette histoire – c’est ainsi par exemple que le Festival de Locarno contribua à révéler en 1985 tout le talent de Boris Barnet, que le Musée d’Orsay organisa en 1996 une rétrospective pionnière sur l’un des principaux studios des années 1920, la Mejrabpom-Rus, et que la Cinémathèque de Toulouse explora en 2009 les représentations des juifs dans le cinéma russe et soviétique.

La programmation présentée cette année à La Rochelle s’attache à montrer toute la richesse et la diversité de la production soviétique de la période du Muet. Loin de se limiter aux épopées révolutionnaires ou de se cantonner à un cinéaste en particulier, elle entend rappeler que les années 1920 furent caractérisées à la fois par une extraordinaire variété des films alors réalisés et par une hétérogénéité des structures de production. Même si Lénine, pour lequel le cinéma était « le plus important de tous les arts », avait choisi de nationaliser dès 1919 ce secteur d’activité, celui-ci continua néanmoins de fonctionner, tout au long des années 1920, avec des structures variées : institutions d’État (comme le Goskino), organisations de différentes tailles (comme le studio Mejrabpom), collectifs et ateliers artistiques (comme le ciné-œil de Dziga Vertov), les réalisateurs travaillent dans des dispositifs qui permettent une relative autonomie. Certes, la censure existe, mais elle n’est pas encore ce qu’elle deviendra sous Staline. Et surtout, cette période qui correspond à celle de la NEP (Nouvelle Politique Économique, introduite par Lénine en 1922) est marquée par une rare coïncidence entre art et politique : à un moment où révolution politique et révolution esthétique sont étroitement liées, le cinéma se place ainsi à l’avant-garde des recherches artistiques. Considéré comme le plus jeune de tous les arts, il apparaît aussi comme le plus engagé, et donc le plus révolutionnaire. Inspiré par des courants artistiques aussi divers que le futurisme, le formalisme et le constructivisme, le cinéma soviétique est un véritable laboratoire qui privilégie l’invention, la recherche, l’audace, et s’intéresse tout particulièrement au montage. Près de 800 films de fiction sont produits en URSS entre 1918 et 1929, dont plus de 500 pendant les quatre ans qui constituent ce que l’on appelle précisément l’âge d’or de ce cinéma (1925-1929).

C’est dire si les 11 films de cette programmation ne représentent qu’une infime partie de cette période exceptionnelle. Il sera donc simple, par exemple, de regretter l’absence de ces grands réalisateurs que furent Vsevolod Poudovkine, Lev Koulechov, Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg. Mais cette sélection témoigne néanmoins de la grande diversité de ce cinéma des années 1920 et permet de découvrir certains des plus grands acteurs de cette période (Igor Ilinski, Nicolaï Batalov, Vladimir Fogel, Ada Voitsik, Lioumila Semenova…).

Elle est construite autour de cinq lignes de force. Tout d’abord deux films fondamentaux, signés par deux cinéastes que l’on a souvent opposés et qui inventent une nouvelle conception du montage : Le Cuirassé Potemkine (1925), ode révolutionnaire réalisée par Sergueï Eisenstein sur un mode épique, et L’Homme à la caméra (1929), véritable manifeste de Dziga Vertov au service de ce qu’il appelle le « ciné-œil ». Deuxième ensemble : une sélection de trois films produits par la Mejrabpom, ce studio semi-privé que l’on compara à un « Hollywood rouge » et qui produisit des films très originaux (Aelita), dont beaucoup de comédies (La Maison de la rue Troubnaïa, La Fête de Saint-Jorgen). Troisième groupe : un focus sur un cinéaste original, Abram Room, tout autant passionné par la comédie et la représentation du quotidien soviétique de la fin des années 1920 (Trois dans un sous-sol) que par une approche quasi fantastique du politique (Le fantôme qui ne revient pas). Quatrième direction : Le Village du péché, étonnant mélodrame paysan réalisé par l’une des rares femmes cinéastes de cette époque, Olga Preobrajenskaia, qui fut d’abord une grande star du cinéma des premiers temps. Et enfin, pour terminer, trois films d’un cinéaste méconnu en France : Friedrich Ermler, fidèle défenseur des idées révolutionnaires mais qui porta un regard personnel sur l’évolution de la société soviétique (Un débris de l’empire, Katka, pomme reinette, Le Cordonnier de Paris).

Cette extraordinaire vitalité fut remise en cause par deux bouleversements majeurs : le passage du muet au parlant – qui dura plus longtemps en URSS qu’en Occident et s’acheva en 1934-1935, et la mise en place du régime stalinien qui se traduisit par l’avènement du réalisme socialiste et la centralisation des structures de production. Tous ceux qui avaient fondé le cinéma soviétique, et dont la jeunesse avait coïncidé avec cet âge d’or désormais révolu, allaient à présent connaître des conditions de travail différentes, et de plus en plus difficiles au fur et à mesure du renforcement du régime stalinien. La diversité cédait ainsi progressivement la place à une uniformité peu propice à l’inventivité qui avait caractérisé les années 1920.

En collaboration avec

CT

Le passage au numérique a modifié la nature des supports sur lesquels les films peuvent être présentés aujourd’hui. La pellicule devient un matériel rare et les copies d’exploitation, destinées à l’origine à être projetées, sont désormais considérées de plus en plus souvent comme des supports de conservation. Le fonds russe et soviétique de la Cinémathèque de Toulouse étant constitué pour l’essentiel de copies uniques, les films programmés dans cette rétrospective sont présentés en numérique afin de protéger les supports originaux. Par ailleurs, plusieurs titres ayant fait l’objet de restaurations récentes, ce sont celles-ci qui sont programmées.