Jean-Jacques Andrien

Emmanuel d’Autreppe (critique, enseignant, éditeur)

Les buveurs d’étiquette, dont on ne jouera le jeu ici que le temps de briser la glace, commenceraient peut-être par se demander si Jean-Jacques Andrien est un cinéaste documentaire qui réalise des films de fiction, ou un cinéaste de fiction dont la démarche demeure profondément documentaire. Question de degré plus que de nature, on le sait !

Dès ses origines, le cinéma du réel, pour des raisons techniques ou esthétiques tout autant que de convention théâtrale, a pu recourir à la mise en scène, exprimant le vrai par le détour du faux. à la rencontre des deux logiques, on trouve une kyrielle de définitions ou de délimitations dont les légitimités, contradictoires, se valent souvent voire s’annulent. Une première modernité a pu surmonter par l’exemple, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, cette fausse dualité ; cinéma de l’urgence, de l’évidence, de la nécessité : le néoréalisme italien. Mais on perçoit moins bien que ce questionnement a également irrigué en quelque sorte une « seconde modernité » (dans les acquis de laquelle le cinéma actuel se tient désormais parfois un peu trop confortablement), celle qui allait nourrir notamment l’évolution du cinéma de Godard, mais aussi par exemple celui des Straub-Huillet ou encore, mettons, d’un Kiarostami.

Cinéma de l’ambiguïté des genres, de la qualité de l’approche et de la pertinence de l’ancrage. Cinéma de l’essai, procédant par erreurs et corrections, et conviant son public en chemin dans la recherche active d’un nouveau positionnement. à la fois modestement et avec éclat, pour qui savait y voir, Jean-Jacques Andrien aura fait partie de ceux-là, dès les années 1970 et ses premières tentatives, suivant le fil de thèmes ou d’obsessions dont l’universalité devait n’apparaître que progressivement. Un cinéaste de la terre et du regard avant tout, bien plus que de fiction ou documentaire. Préoccupé d’identité et d’altérité, peintre dans l’âme et investigateur dans la manière. Un cinéaste rare et méticuleux. Cinq films à peine en près de quarante ans, c’est peu, mais c’est assez pour construire une des œuvres les plus riches, sensibles et singulières de sa génération, variée tout en restant d’une logique interne extrêmement cohérente.

Jean-Jacques Andrien est né à Verviers en 1944, de parents ayant vécu depuis toujours dans le pays de Herve. Le père, seul parmi onze enfants à ne pas devenir fermier, sera le peintre-portraitiste de cette bourgeoisie verviétoise qui nourrira notamment le film Australia en 1988. Diplômé de l’INSAS, Jean-Jacques Andrien se signale dès 1975 à la critique internationale et remporte le Grand Prix du Festival international de Locarno avec son premier long métrage, Le fils d’Amr est mort! Il y est question déjà de mémoire et de déracinement, d’appartenance culturelle et de la découverte de l’autre, à travers la place que l’on choisit de lui ménager ou de lui dénier. Le film part de Bruxelles et de l’union flottante de deux êtres, des échanges de regards et gestes synchrones qui scellent leur petit bizness de pickpocket. à la mort de l’un des deux, tunisien, mort mystérieuse mais qui finira par s’expliquer, son complice belge (incarné par Pierre Clémenti) découvre combien il lui était étranger et décide de remonter le cours de son histoire, de partir à la recherche de ses origines. Au village de son ami – où sa mémoire semble avoir été recouverte –, Pierre s’égare et devient lui-même l’étranger, perd ses repères au gré d’un ondoiement, d’un va-et-vient entre les langues, le Nord et le Sud, la ville saturée et le désert épuré, les gris-bleus qu’il a quittés et l’ocre éblouissant qu’il découvre – superbes images où l’on sent, comme souvent chez Andrien, la patte de Yorgos Arvanitis, aussi compagnon de route d’Angelopoulos. L’exil devient intérieur, et l’enjeu, la rencontre de soi-même, dans ce film métaphysique, antonionien jusque dans ses formes (plans-séquences très plastiques, couleurs étudiées, contrepoints sonores) et moderne dans son fascinant mélange d’opacité et d’inclination à la contemplation. L’être ne s’y révèle jamais complet : disparu déjà ou projeté ailleurs, hors-champ ou détaillé presque à l’excès, dilué plus qu’accompli dans ses tentatives de se saisir et de communiquer.

Quelques années plus tard et dans les colonnes du Monde, d’aucuns voudront voir dans Le Grand Paysage d’Alexis Droeven (1981) « le premier film d’une cinématographie wallonne ». Andrien réimplante alors son questionnement identitaire dans la terre (excentrée, profondément paysanne) de ses origines. Mais c’est une terre vue encore sous l’angle d’une incommunicabilité, en porte-à-faux temporel cette fois plus que géographique. Une terre qui porte un sentiment de dépossession, aggravé par la dépossession culturelle (la région des Fourons est en proie à de violentes et complexes querelles communautaires, linguistiques, politiques). S’y greffe la difficulté à transmettre en temps de crise: à la mort d’Alexis Droeven (Maurice Garrel), syndicaliste, agriculteur et personnage autoritaire, le fils Jean-Pierre (interprété par Jerzy Radziwilowicz, alors récemment révélé par Wajda) doit décider de reprendre ou non l’exploitation, d’opter pour la vie d’agriculteur et d’assumer le passé familial, jusque dans les zones d’ombre dont témoigne le rapport trouble qui l’unit à la tante (Nicole Garcia). Sur fond de crise qui couve, le film se fait allusif, tout en silences et en bruissements, serpentant entre le deuil du père et les hésitations du fils. L’approche d’Andrien s’y affirme dans son ambivalence, s’y raffermit : c’est probablement au Grand Paysage qu’il doit cette image d’un auteur qui mettrait en intrigue ce que l’on qualifiera de « documentaires poétisés ».

La critique s’enthousiasme, le public se divise, mais il ne fait plus de doute qu’un auteur s’est confirmé, maître de ses impressions, de ses sensations, de ses allusions. Si le substrat demeure documentaire, le traitement touche plutôt à l’allégorie, et cette distance vis-à-vis de la littéralité se manifeste jusque dans le titre où ce n’est pas le métier, ni la ferme, ni la mort, ni le fils qui apparaissent et se voient désignés, mais le paysage, qui contient tout cela à la fois. Il s’agit là d’un trait important du cinéma d’Andrien ; puisant dans le réalisme tout en le transcendant, celui-ci pourrait se définir comme un cinéma d’imprégnation. Cela consiste notamment pour Andrien à vivre dans les lieux où il souhaite tourner le film pour écrire le scénario. Pour l’élaboration du Grand Paysage, il habitera ainsi trois années dans le pays de Herve, renouant avec les nombreux séjours de son enfance dans la ferme des grands-parents, mais aussi avec ses premiers fondamentaux (« C’est par mon père que j’ai appris les choses de l’image, c’est lui qui m’a fait connaître le monde paysan et sa culture qu’il respectait beaucoup. »)

De ces influences multiples et parfois contradictoires vient sûrement le fait que la question de l’identité, essentielle dans le cinéma d’Andrien, n’est jamais traitée sur le mode de l’affirmation mais bien plutôt du questionnement. Même si son film suivant, le plus ouvertement documentaire, a une évidente dimension politique puisque Mémoires, en 1984, aborde cette fois de front les problèmes des Fourons jusque dans leurs composantes les plus fascisantes, montant avec virtuosité (et la patte d’Albert Jurgenson) des images filmées sur le vif avec la complicité de Michel Baudour et Manu Bonmariage, et déjà un peu utilisées dans Le Grand Paysage… Le cinéaste refusera cependant toujours le rôle revendicateur de porte-drapeau régionaliste que l’on voudra parfois lui faire endosser. Pour lui, ce phénomène d’appartenance, cette importance de l’imprégnation, dépassent ce cadre et relèvent avant tout d’une approche que, dans la foulée de l’ethnographe Jeanne Favret Saada, Andrien aime qualifier de « topique » – intimement liée donc à un topos, à un lieu, mais qui permet de définir mieux encore la porosité entre documentaire et fiction souvent évoquée : « Le cinéma a-topique est un cinéma qui fonctionne pour lui-même, c’est la fiction pour la fiction, (un) cinéma commercial dont le but est de faire de l’argent et le réel n’est là que pour légitimer la fiction. Tandis que le cinéma topique procède d’un lien, d’une prise avec le réel et permet dès lors un retour du réel dans son dispositif narratif. (…) C’est par exemple [une] phrase dont je n’ai pas saisi l’importance au moment du tournage. C’est un retour du réel dans la fiction. Kurosawa, c’est du cinéma topique, Ozu aussi, Kiarostami, Cassavetes, Ken Loach, car ils ont un positionnement par rapport au réel qui permet à la vie de s’introduire dans leurs films[1]. »

Cette position spécifique, si elle trouve déjà à s’exprimer puissamment dans le cadre de la fiction, est évidemment a fortiori essentielle pour saisir la démarche du cinéaste dans le cadre de films plus « strictement » documentaires, comme Il a plu sur le grand paysage (2012), dernier et bouleversant volet de cette « trilogie du pays de Herve » où Andrien recueille les paroles d’hommes de la terre difficilement en phase avec les politiques qui leur sont aujourd’hui imposées, relayant les douloureux questionnements qui sous-tendent l’agriculture moderne et la possibilité de l’échange, de l’adaptation, de la transmission (même si, poignant, le film refuse sur ce point tout défaitisme).

Le cas particulier enfin, ou pas si particulier que cela, d’Australia (1988) mérite, chemin faisant, d’être reconsidéré. Seule incartade, en apparence, à un régime d’auteur strict, il a déstabilisé plus d’un spectateur en semblant faire quelques pas (amplitude ou ambition, casting clinquant, scénario consolidé, notamment avec la collaboration de Jacques Audiard et Jean Gruault…) vers le mainstream et les concessions à une reconnaissance internationale plus large. Son double grand écart, entre Verviers et l’Australie et entre deux époques, tire pourtant sa raison d’être d’identiques et profondes racines, d’une même dialectique entre l’ici et l’ailleurs, le local et l’universel. Avec la crise de l’industrie lainière pour toile de fond, le film raconte comment édouard Pierson (Jeremy Irons), le Verviétois devenu australien, et Jeanne (Fanny Ardant), la campagnarde devenue citadine, doivent rompre avec un passé figeant et faire l’expérience du risque, du mouvement pour, peut-être, se rencontrer, ou tout simplement se ressaisir. En refusant autant de céder à l’histoire d’amour que de verser dans le drame social démonstratif, Andrien s’accroche à sa manière de faire feutrée, méditative, intimiste, exigeante, et se renouvelle sans se trahir.

Ainsi, à force de fréquentation des films (ces drôles d’outils d’appréhension du réel, qui le font apparaître en captant davantage que ce qu’on l’on croit y mettre), peuvent se dévoiler de nouvelles dimensions, comme cet « ayant-été » sur lequel insiste le réalisateur : les origines ou l’ascendance des pratiques, d’un discours. La reliance possible avec une mémoire qui ne serait pas menacée par l’effacement d’un oubli, d’une perte, mais qui serait tenue en quelque sorte en réserve, attendant d’être réactivée, persévérante dans sa transmission d’un savoir impalpable, profond, immémorial. C’est aussi sa fidélité à ces préoccupations qui rend ce cinéaste passionnant : anachronique en apparence de par son attachement à un lent artisanat – mais, au contraire, décidément très actuel dans les thèmes qu’il aborde, la réflexion qu’il suscite, les formes de résistance qu’il propose, le rapport au monde qu’il nourrit.

[1] Extraits d’un entretien avec Fernand Denis, La Libre Belgique, 9 septembre 2012 (et lié au film Il a plus sur le grand paysage), revus et complétés pour le présent texte.

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