Raccords avec le monde

Arnaud Hée (critique de cinéma et membre du comité de sélection du cinéma du réel)

Lors de la rétrospective de ses films organisée par la Bibliothèque Publique d’Information en collaboration avec l’Institut néerlandais*, Heddy Honigmann bénéficiait d’une carte blanche. Parmi les trois œuvres qu’elle choisit de programmer figurait Guest de José Luis Guerin, également à l’honneur à La Rochelle cette année, où le cinéaste espagnol signe pour un an un pacte avec le monde, décidant d’accepter toutes les invitations en festivals pour Dans la ville de Sylvia (2007). Il fait rapidement voler en éclats les vitrines festivalières pour se projeter en dehors, notamment au contact de la rue pour une impressionnante prise de pouls du monde. Ce film d’un autre dessine véritablement les lignes de force du geste de Heddy Honigmann, que l’on peut caractériser doublement: un art de la rencontre et une volonté de mettre en scène le monde en faisant entrer ses habitants dans des images de cinéma – bien souvent des invisibles, des sans-noms, comme les enfants des rues de Lima dans El Olvido. Si les films de Heddy Honigmann se singularisent les uns par rapport aux autres, on peut tout à fait considérer son œuvre dans une unité extrêmement cohérente: le déploiement d’un journal de rencontres, chaque projet initié ouvrant le nouveau chapitre d’un ambitieux work in progress. Le geste de Heddy Honigmann a quelque chose à voir avec la « religion », dans les deux sens de son étymologie latine: relegere et religare. Il s’agit en effet de « relire » le réel, de le reformuler avec les moyens du cinéma, souvent en le poétisant sans dissimuler sa dureté – loin de là – et de « relier » des êtres entre eux, avec elle, et nous.

Si la narration varie selon les films (El Olvido et Dame la mano font revenir des personnages, un récit en boucle dans Forever qui s’ouvre et se ferme avec une pianiste japonaise fétichiste de Chopin), on remarque néanmoins des cheminements linéaires avançant en faisant se succéder une multitude de fragments. Le cinéma de Heddy Honigmann constitue une expérience très riche pour le regard; de très près, on sera passionné par la richesse des détails; en prenant du recul, l’agencement des motifs, les possibilités d’échos et d’associations impressionneront. Car, humblement mais avec une grande conviction, elle prétend à une fresque vibrante et complexe du monde, qu’elle tisse à partir de différentes échelles. Métal et Mélancolie et El Olvido sont ainsi deux tableaux du Pérou, l’un réalisé en 1993 dans un pays en prise avec le marasme des années Fujimori, l’autre plus rétrospectif avec un titre programmatique pointant l’incurie politique et un oubli à entendre d’une façon polysémique puisqu’il s’agit autant d’un peuple oublié que d’une mémoire collective défaillante. Tandis que les deux films parisiens, L’Orchestre souterrain et Forever, accueillent un monde bigarré à partir d’un localisme bien précis.

L’écoute représente un corollaire essentiel de la rencontre pour celle qui ne se tient pas derrière l’œilleton de la caméra – un opérateur est à l’œuvre dans chacun de ses films. Et la qualité de cette écoute est véritablement admirable, notamment par l’acuité et la concentration qui s’en dégagent. Comme l’indiquent les adresses du regard des personnages à l’image, elle se trouve aux côtés. Comme s’il s’agissait d’investir ce(ux) qu’elle filme de sa présence – souvent bord cadre, apparaissant parfois furtivement, tout particulièrement dans Métal et Mélancolie, ce qui s’explique en l’occurrence par un dispositif où l’on se trouve le plus souvent dans l’habitacle des taxis de la capitale péruvienne. Ainsi, pour Heddy Honigmann, filmer c’est être avec, ce qui peut s’entendre comme une façon de rompre la distance, mais dans un cadre où investir ne signifie pas envahir, plutôt d’imaginer le film comme un espace partagé. Elle s’invite également par la voix puisque si sa parole est rare, l’interview tient lieu de positionnement immuable de sa part. Dans le cinéma documentaire, le fait de ne pas énoncer l’image peut être tenu pour un désengagement ou une forme de retrait du metteur en scène; pour Heddy Honigmann, c’est au contraire un moyen de faire un pas supplémentaire en direction de l’objet de chacun de ses films, témoignant d’un goût et même d’une gourmandise pour l’Autre. Par la précision de la mise en scène, il devient d’ailleurs assez passionnant d’imaginer le hors-champ des films, car si la cinéaste n’est pas à la caméra, son regard semble toutefois connecté à elle, lui transmettant ses intentions de réalisation avec une très grande précision.

Native du Pérou, fille d’exilés juifs d’Europe orientale, ayant acquis la nationalité néerlandaise dans les années 1970 et étudié en France et en Italie, il y a chez Heddy Honigmann une prédisposition à ce que son œuvre soit aussi autant ouverte au monde. Elle filme ainsi au Pérou (Métal et Mélancolie et El Olvido), en France (L’Orchestre souterrain et Forever), au Brésil (O Amor natural), aux États-Unis (Dame la mano), aux Pays-Bas (Crazy). Et il importe surtout de constater que la localisation se trouve toujours élargie à un ailleurs. Ainsi, L’Orchestre souterrain fait émerger un peuple cosmopolite des entrailles du métro parisien, tandis que Dame la mano est entièrement basé sur un contrechamp invisible – Cuba – exerçant une très forte pression. Quant à Forever, c’est le monde qui semble s’inviter dans les allées du cimetière, jusqu’à ce qu’un Sud-Coréen formule son vibrant hommage à Marcel Proust dans sa propre langue – que la cinéaste ne comprend pas et qui n’est pas sous-titrée. Dans Crazy, les témoignages de Casques bleus néerlandais hantés par leurs missions dialoguent avec des archives visuelles déplaçant le film sur les théâtres d’opération: au Rwanda, en ex-Yougoslavie pour beaucoup, au Cambodge ou encore au Liban.

De cette filmographie émane une forme de citoyenneté transcendant largement la simple échelle nationale, et où le déracinement tient une place fondamentale – on peut même en faire la thématique transversale de tous ses films, y compris la guerre dans Crazy, tant les soldats semblent être de retour d’un douloureux exil. Cette donnée fait également intervenir la dimension extrêmement personnelle de son cinéma. Il est en effet évident qu’elle dessine en creux son propre portrait à travers l’Autre, il opère une forme de connaissance et de reconnaissance dans ceux qu’elle filme, des vies souvent logées dans un interstice et une forme de flottement. Dans Forever, lorsqu’une habituée du cimetière du Père-Lachaise évoque son histoire familiale, c’est tout à coup la tragédie de la guerre civile espagnole qui devient son objet, faisant dévier temporairement le film vers l’histoire et l’exil. Les films de Heddy Honigmann sont comme travaillés par deux forces contradictoires, d’une part le bonheur d’être au monde, avec cette étonnante capacité à s’y mouvoir, d’autre part la dimension de ses soubresauts, une difficulté d’être qui représente la source d’une profonde mélancolie. Ces propos de la cinéaste s’inscrivent ainsi en écho: « Je ne filme pas des thèmes, je filme des gens, la beauté des gens. […] La plupart des gens que je filme essaient de survivre. Peut-être toute mon œuvre est-elle une encyclopédie perpétuelle de l’art de survivre. »

Provoquant la rencontre et nouant la relation dans l’espace public, le cinéma de Heddy Honigmann est celui d’un mouvement vers l’intime et l’intériorité. Ceci se déploie à toutes les échelles; ainsi El Olvido peut se voir comme une visite de la mémoire et de la conscience collectives du Pérou, un film authentiquement mental, de pure intériorité. Ces passages du public vers l’intime sont d’autant plus marquants dans Métal et Mélancolie. L’habitacle des invraisemblables taxis déglingués de Lima est le lieu d’une intimité entre la cinéaste (accompagnée de son opérateur) et les chauffeurs, mise en tension avec la ville qui défile par les fenêtres, qui parfois vient y frapper pour vendre une bricole, quémander quelque argent, quand ce n’est pas la violence policière qui menace le film. Ce trajet vers l’intime s’accomplit d’autant plus lorsque Heddy Honigmann est invitée à entrer au domicile de certains protagonistes, dont l’un, d’une façon très émouvante, présente son modeste logis comme une « maison riche en amour ». Ces passages de l’espace public vers des territoires intimes constituent un motif prépondérant, que l’on retrouve sous une même forme, particulièrement dans Forever et L’Orchestre souterrain.

Dans O Amor natural, ce cheminement vers l’intime tient à l’intuition assez géniale de faire d’un recueil érotique du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade le scénario du film, et d’organiser ces lectures comme leitmotiv, pour constater combien les personnages et les corps se révèlent et se racontent à partir des mots d’un autre. Ce mouvement est relayé par le montage (l’individualisation de parties du corps) et surtout le zoom que Heddy Honigmann utilise d’une façon tout à fait littérale: s’approcher. Le zoom vient bien souvent prendre le relais de la parole pour laisser la place à l’expression des corps qui deviennent les transmetteurs de l’émotion. Les moments les plus troublants à cet égard se trouvent certainement dans Crazy, lorsque la caméra se fixe sur des visages, devenus surfaces de projection, écoutant des morceaux de musique faisant office de mémoire des horreurs de la guerre. On a rarement perçu avec une telle force des êtres à ce point submergés par des bouffées de souvenirs, rendu aussi palpable le désarroi post-traumatique. Ce relais des émotions par le corps émane aussi d’une façon assez stupéfiante dans Dame la mano lors du long segment musical où l’on s’adonne à la danse. Après l’évocation de l’exil par la parole, les silhouettes se lancent dans une transe rageuse, comme si la rumba avait le pouvoir de les transporter ailleurs, et le corps de formuler une vérité intime de la souffrance de l’exil, se substituant à l’indicible.

* 2011, dans le cadre du Mois du film documentaire.

Avec le soutien d’Eye International.