La trilogie intime de Valeria Bruni Tedeschi

Dominique Païni (écrivain, critique et commissaire d'exposition)

Elle est une des cinéastes les plus originales du cinéma français, portée par l’heureuse vague féminine des années 2000.

Famille n’est pas un vain mot pour elle. Celle à laquelle elle appartient et qui fait l’objet de sa «
trilogie », est marquée par la culture et les arts, l’aisance et les privilèges, l’art de vivre d’une élite et les inquiétudes communes de l’humanité. L’héritage – sa réalité économique et ses obligations morales – détermine une part de la personnalité de Valeria Bruni Tedeschi et ses choix existentiels. Elle doit vivre avec cette « fatalité » dont elle met en scène les aspects pesants et contradictoires quant au bonheur contrasté que traduit le fait d’être bien née.

La famille professionnelle et artistique n’est pas moins un trait marquant: comme s’il fallait que Valeria compense le déterminisme de la famille biologique par la souveraineté des choix qui constitue une famille culturelle. Noémie Lvovsky, Mathieu Amalric, Chiara Mastroianni, Emmanuelle Devos, Louis Garrel, et quelques autres, ont dessiné le profil du meilleur du cinéma d’auteur français au sein duquel Valeria Bruni Tedeschi tient une place rayonnante. Ses trois films sont ce que l’on définit comme des « histoires de famille »… tout autant que comme des performances d’acteurs. Et on se plaît à penser que les frontières sont poreuses entre la vie de famille et la direction d’acteurs: la vie de famille comme une direction d’acteurs… C’est la raison pour laquelle, malgré le supposé reflet que le film offre de la vie de Valeria Bruni Tedeschi, celui-ci exigea un considérable travail de décollement du réel, d’abstraction et de schématisation, autrement dit de mise en fiction.

Mes premiers souvenirs du visage de Valeria remontent aux films des années 1980 de Jacques Doillon et de Patrice Chéreau (L’Amoureuse et Hôtel de France, les deux réalisés en 1987). Mais c’est en 1992 que Laurence Ferreira Barbosa lui offre un rôle (Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel) dont elle déclina en plusieurs films ultérieurs les constantes tragicomiques uniques. L’irrésistible agacement, si séduisant, que distille son personnage dans Oublie-moi de Noémie Lvovsky (1994), affirma une sorte de burlesque dépressif fait de maladresse et de pugnacité. Haletante et obsédée sentimentale, étourdie et instable, fragile et prédatrice, dépaysée et insubmersible, on pourrait allonger interminablement ces miroitements qu’engendrent les allures du corps et les métamorphoses du visage de Valeria Bruni Tedeschi. C’est ce qui attire les nombreux cinéastes auxquels elle a offert de telles inédites variations. D’ailleurs, les cinéastes italiens ne l’ont jamais oubliée. Elle a continué jusqu’à ce jour de constants allers et retours dans son pays natal où Mimmo Calopresti (La seconda volta, et Mots d’amour) et Marco Bellocchio (La nourrice) contribuèrent à sa naissance d’actrice.

Inédites en premier lieu, parce qu’elles n’empruntent pas aux moyens expressifs traditionnels. Une stabilité des traits et une élévation corporelle qui occupe l’espace, ne laissent pas supposer qu’elle est aisément manipulable. Pourtant, et c’est une sorte de paradoxe, si Valeria habite des personnages friables psychologiquement, en danger, au bord du gouffre dépressif, cette tendance a son revers joyeux: une sorte de tendre clownerie et des abandons à la joie, sinon au fou rire, qui réduisent ses yeux à des fentes étirées donnant une envie impatiente de la rencontrer lors d’une de ses trajectoires pédestres à grandes enjambées qu’elle accomplit dans les films de cinéastes qui savent ce que bouger veut dire: Claire Denis (Nénette et Boni en 1996) Patrice Chéreau (Hôtel de France en 1986 Ceux qui m’aiment en 1998), Nobuhiro Suwa (Un couple parfait en 2005), Noémie Lvovsky sa plus fidèle observatrice (?). Son rôle central dans Le Rêve d’automne, un texte de Jon Fosse mis en scène en 2011 par Patrice Chéreau, dans l’immensité des salles du Louvre, est inoubliable. Et cette « meilleure façon de marcher » devait sans doute la conduire à prendre la responsabilité de l’espace qu’elle arpente. Actrices en 2007 est l’exemplaire regard sur son propre travail, ses fatigues et ses caprices.

Le titre long et biblique de son premier film en 2002, Il est plus facile pour un chameau… (titre invitant déjà à douter que la prospérité favorise l’accès au paradis) entraina les critiques et le public à le réduire au mot principal: le chameau. Ce qui permettait de désigner et de définir le film de manière commode, familière et synthétique. Cela ne dut pas déplaire à Valeria Bruni Tedeschi grâce au double sens du mot: l’endurance et l’entêtement du personnage principal qu’elle interprète et cette petite méchanceté qui résume bien finalement les points de vue de Valeria sur ses amants, ses enfants, ses parents et… les notaires. Bref, sur la famille!

Ses projets de films sont soutenus par des scenarii qui pourraient se résumer en une page. Mais ils empruntent des morceaux autobiographiques distribués dans le récit de manière arborescente. Chaque film est une sorte de confidence, une missive intime que Valeria Bruni Tedeschi adresse au public et dont elle ne craint pas les jugements sur cette impudeur. Les trois longs métrages peuvent être considérés comme des films cryptés. Des évènements réels de sa vie personnelle y sont tressés ensemble sans rigoureuse attention à leur chronologie réelle, légèrement dépravés comme on le dit d’une perspective.

Le récent film présenté au Festival de Cannes Un château en Italie ne déroge pas à un principe de nécessité: sans doute Valeria Bruni Tedeschi a-t-elle besoin de l’écheveau existentiel pour construire ses films, mais à l’inverse, elle a un essentiel besoin de ces journaux intimes filmés, elle a besoin de « donner des nouvelles ». Car chacun sait bien que les journaux intimes sont faits pour être lus au-delà de soi!

Lors de sa découverte au Festival de Cannes, j’ai ressenti après la projection du Château en Italie une irrésistible envie de revoir les trois films en continuité, comme une série… Et pourquoi pas? Une sorte de feuilleton intime, comme on le dit donc d’un journal, et où l’on verrait croître la maturité du personnage et l’on pourrait compatir à ses inquiétudes, ses luttes secrètes contre elle-même, les désastres sentimentaux et familiaux. Un château en Italie a la première vertu de mettre en scène des « gens riches » – oui, oui, ce n’est plus perçu favorablement aujourd’hui! – du moins tels qu’on aime certains d’entre eux, un peu déjantés et au seuil de l’effondrement économique et de la décadence mondaine. C’est devenu rare les gens riches au cinéma: c’est la pauvreté, la flicaille et leurs inséparables criminels de tous ordres, la drogue, la violence physique extravagante, qui forment le paysage interminable de la misère occupant les écrans aujourd’hui. Face à cette obscénité banalisée, la trilogie réalisée à ce jour par Valeria Bruni Tedeschi constitue une entreprise paradoxalement minoritaire, sinon marginale, qui n’est pas sans déclencher d’hostiles réactions idéologiques, puritaines et empreintes « d’ouvriérisme ». Et je me plais à penser que si Renoir mit en scène les émois amoureux et libertins selon une « règle du jeu » dans un château de Sologne, Valeria offre aujourd’hui le portrait d’une famille dont le sida, la faillite, la procréation médicalement assistée sont les soucis qui accompagnent la fonte du patrimoine pictural et immobilier. Pour paraphraser le marquis de la Chesnaye renoirien: on ne croyait pas que ces choses-là pouvaient arriver à d’autres gens que ceux habitant dans de lointaines contrées sociales…! Les propriétaires de ces châteaux italiens sont donc des gens normaux, pour reprendre le titre du film de Laurence Ferreira Barbosa, sans héroïsme et n’appelant pas la compassion, des gens normalement riches, futiles, imprévoyants, fantasques, distraits, gaffeurs, sans doute indécemment inattentifs au monde réel qui les entoure. Mais les riches sont-ils seuls coupables d’inattention désinvolte à l’égard du monde? Néanmoins, c’est avec lucidité que Valeria égratigne ces gens normaux, dont elle est un des membres, et qu’elle moque, contre lesquels parfois même elle s’indigne. Mais l’excentricité, sorte de politesse de leur désespoir, constitue aussi leur marque: d’un mariage à l’hôpital au pèlerinage fécondant…

À l’époque de La Règle du jeu, on ne s’étonnait pas de consacrer cent minutes aux désarrois sentimentaux des riches. Aujourd’hui, entre la crise, la culpabilité post-coloniale et la criminalité engendrée par la pauvreté, on a oublié que cette catégorie de gens qui furent « normalement riches » constitue également un bon sujet de cinéma. Faut-il dire plus justement, que ce monde devenu rare à l’écran ne garde plus que des codes, des manières, des égoïsmes et des légèretés, tous les travers contradictoires qui lient l’élégance et le caprice, un certain maniérisme de l’irresponsabilité. Et cela fait rire légitimement, cela peut émouvoir également parce que ce monde est en voie de disparition. Et ce n’est pas la moindre des mélancolies qui émane du Château en Italie. Le personnage de Valeria demeure inadapté, aux prises avec les tracas et les angoisses de tous ordres, ceux d’une femme contemporaine qui aime un homme ténébreusement beau et plus jeune qu’elle (Louis Garrel) et elle veut être mère… alors qu’elle ne le peut pas. Ce Château est emporté dans une sorte de panique qui lui confère ainsi ses nœuds rythmiques tout autant que ses effets burlesques.

Dans le « monde de bruit et de fureur » qu’imposèrent les films présentés au Festival de Cannes, les films français – celui de Valeria Bruni Tedeschi est français à bien des égards – firent entendre un peu de silence réparateur. Peut-être, la famille de Valeria Bruni Tedeschi a-t-elle choisi un jour la France pour se protéger… du bruit et de la fureur?