La mélancolie dessinée

Léa Bismuth (critique d'art et commissaire d'exposition)

William Kentridge est né en 1955 à Johannesbourg en Afrique du Sud, pays qu’il prendra comme point de départ de son œuvre et dont il stigmatisera avec distance et poésie la politique d’apartheid. Son œuvre, multiple, crée des passerelles entre différentes pratiques artistiques: dessin, animation, musique, création de fiction, mise en scène et bien sûr cinéma se mêlent pour une démarche protéiforme, sans cesse en mouvement, toute en esquisse.

L’artiste s’est d’abord fait connaître avec la série Ten Drawings for Projection (Dix Dessins pour projection), suite de dix films qu’il commence à réaliser à la fin des années 1980. Tout est déjà dans ce titre: il ne s’agit pas strictement de cinéma d’animation, mais d’un savant mélange entre un dessin inaugural et sa mise en mouvement par le biais d’un projecteur de cinéma. Ces courts films — dont aucun ne dépasse les 10 minutes — sont comme des poèmes visuels qui prendraient vie. Ils mettent en scène des personnages récurrents qui vont servir de fil directeur et narratif. Ainsi Soho Eckstein incarne la figure du capitalisme triomphant et dominant: sorte d’ogre dictatorial à la tête d’un empire immobilier et financier; il s’oppose au frêle Felix Teitelbaum, modeste poète qui est un être à l’écoute du monde et de l’amour, une sorte de double de l’artiste. Kentridge fait ici le portrait de son pays, de l’horreur de l’apartheid (aboli en 1991) et des conséquences de cette politique colonialiste sur le devenir des peuples. Mais l’artiste souligne bien qu’il ne veut pas pour autant être un « politicien »: il cherche plutôt à trouver le lien entre un engagement politique et une pratique solitaire dans l’atelier. Et la méthode d’animation qu’il va faire sienne témoigne d’une volonté de rendre compte d’un monde en mouvement, capable du meilleur comme du pire. Fidèle à la technique d’animation image par image (stop motion, à raison de 25 images par seconde), Kentridge décrit d’abord, par le dessin, ce qu’il appelle une « géographie »: à l’aide de photographies qui lui servent de modèle, il pose les bases visuelles du décor dans lequel il va faire évoluer ses personnages. Il réalise un premier dessin au fusain, à l’origine du processus d’animation. Puis le long travail d’animation commence, consistant en des phases successives de gommage, d’effacement, de transformation et d’ajouts de dessins. Kentridge décrit son art comme volontairement physique, engagé dans la matérialité du papier.

La série des Ten Drawings for Projection est fondamentalement nostalgique et émotionnelle en ce qu’elle réactive notamment les techniques primitives du cinéma. On pense à la caméra des frères Lumière, au son de la bobine qui défile dans les projecteurs, aux tourne-disques qui grésillent et laissent échapper quelques airs de jazz; le fantôme de Jean-Luc Godard et ses Histoire(s) du cinéma n’est jamais bien loin non plus. Prenant pour modèle les codes du cinéma muet, Kentridge place dans sa narration des « cartons » à l’écriture maladroite, qui font avancer l’action. Au fil des films, la fiction se noue autour d’un triangle amoureux ayant pour acteurs Felix, Mrs. Eckstein et son mari, le puissant Soho: David et Goliath luttent pour la femme aimée. C’est en dessinant l’amour que Kentridge est le plus virtuose. Dans Sobriety Obesity & Growing Old (1991), l’amour est une immersion, une immense vague capable de balayer les empires. Le bleu de l’océan ne rivalise alors qu’avec un autre élément liquide que l’artiste représente avec brio: le rouge du sang de la révolution qui creuse des sillons. Dans certains films, l’artiste élargit la portée politique de son geste; il ne se contente pas de dépeindre la réalité de l’Afrique du Sud, mais semble nous amener sur d’autres terrains monstrueux, ceux des baraquements des camps de concentration, vers une violence outrageante et sans borne. Dans History of the Main Complaint (1996), Soho — dont le corps est réduit à une mécanique absurde entre téléphone et tiroir-caisse — se souvient de ses exactions de bureaucrate: il incarne alors toute la culpabilité à l’œuvre dans des livres de comptes réduisant chaque être à un numéro, la folie meurtrière, le viol, l’état de guerre permanent qui fait de chaque homme une bête. L’humanité n’est plus qu’un troupeau de vaches qu’on mène à l’abattoir. La seule chose qui peut la sauver du néant reste la douceur d’une caresse.

Pour Kentridge, l’animation est en soi une forme politique, une interface, une sorte de membrane permettant de donner vie à ce qui se joue entre les aspirations subjectives de l’individu et son rapport au monde extérieur. Dès lors, toutes les traces et les effets de flou sont un moyen de révéler l’élan vers le monde, de faire respirer sa mémoire, dans sa dimension transitoire et changeante. Le monde est mouvant comme les images d’un film. Encore Journey to the Moon (2003) est tout naturellement un hommage au cinéma de Georges Méliès, à son Voyage dans la Lune (1902) et au modèle de la lanterne magique. Kentridge puise chez Méliès une poésie pré-surréaliste qui lui permet de redécouvrir le cinéma dans ses potentialités imaginatives. Faisant à son tour fusionner les mondes, mêlant rêve et réalité, il y apparaît comme un maître de cérémonie lisant dans le marc de café, magicien parfois maladroit, créateur de mondes fourmillants qui ne sont pas sans rappeler Un chien andalou de Luis Buñuel. La trajectoire dynamique d’une cafetière italienne emmène le spectateur droit dans les étoiles et les constellations. Kentridge délaisse ici son alter ego Felix pour se mettre réellement en scène, à travers la double présence du dessin animé et de l’image filmée.

Plus que jamais, il fait ici son autoportrait en cinéaste, en homme qui marche à l’envers, en créateur de fantasmes. Comme dans un miroir déformant, il nous renvoie une image du monde qui n’est pas tout à fait la vraie, mais saura nous obliger à voir le monde autrement.

Manifestation organisée dans le cadre des Saisons Afrique du Sud – France 2012 & 2013