La liberté pour quoi faire ? Perspectives du « tout nouveau cinéma chilien »

Nicolas Azalbert (critiques aux Cahiers du cinéma)

Cette année seront simultanément commémorés les quarante ans du coup d’État militaire mené par le général Augusto Pinochet le 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende et les vingt-cinq ans du référendum, organisé le 5 octobre 1988 afin de décider de la prorogation au pouvoir jusqu’en 1997 de Pinochet, qui déboucha sur une victoire du « non » et une transition démocratique au Chili. Cette double empreinte qui a profondément marqué le pays (quinze ans de dictature, vingt-cinq ans de démocratie) constitue le terreau sur lequel a germé ce que l’on s’accorde à appeler « le tout nouveau cinéma chilien ».

Ce récent phénomène générationnel – plus qu’un mouvement esthétique – a été dénommé ainsi (en version originale « el novísimo cine chileno ») afin de le différencier du « nouveau cinéma chilien » apparu à la toute fin des années 1960, avec en tête de proue Tres Tristes Tigres de Raúl Ruiz, Valparaíso, mi amor d’Aldo Francia et El Chacal de Nahueltoro de Miguel Littín, tous trois présentés au Festival de Viña del Mar en 1969. Ce cinéma qui s’attachait à montrer la condition sociale de mondes qui n’avaient jusque-là pas trouvé de représentation dans le cinéma national (personnages à la dérive, condition des enfants dans les bidonvilles, portrait d’un assassin inculte) allait laisser place rapidement, après le coup d’État, à un cinéma militant qui devient alors un outil de résistance politique à la dictature. La Batalla de Chile de Patricio Guzmán (1975-1979) reste le film emblématique de cette période durant laquelle la plupart des cinéastes chiliens en exil (Helvio Soto, Miguel Littín, Percy Matas, Sergio Bravo, Gonzalo Justiniano…) dénoncent la violence politique dans leur pays. Le cinéma de la transition démocratique se voit confronté à la difficulté de développer une industrie tout en tentant de redéfinir une identité chilienne ; ce qui l’amène à travailler sur la mémoire récente du pays, en matière de documentaire (Chile, la memoria obstinada de Patricio Guzmán, 1996), et à tomber, en matière de fiction, dans le folklore local (El Chacotero sentimental de Cristíán Galaz, 1999).

Les projections de Sábado (Matías Bize), Play (Alicia Scherson) et La Sagrada Familia (Sebastián Lelio) au Festival de Valdivia en 2005 (ce qui renforce l’association avec le « nouveau cinéma chilien ») marquent l’apparition du « tout nouveau cinéma chilien » dont les raisons sont diverses mais tout aussi nécessaires. Le projet d’une loi de cinéma, à même de développer et de réguler la diffusion et la préservation de l’industrie audiovisuelle, lancé en 1967 mais stoppé brutalement par le gouvernement de la junte militaire en 1974, était rendu effectif en 2004, donnant naissance au Conseil d’art et d’industrie audiovisuelle. La multiplication des écoles de cinéma a favorisé la formation de techniciens, producteurs et cinéastes. Fondée en 1995, la Escuela de Cine de Chile a fait office de pionnière en la matière, incitant ses élèves (parmi lesquels Matías Bize et Sebastián Lelio) à réaliser des films à petit budget (favorisés par la démocratisation des nouvelles technologies) et leur permettant de la sorte de transformer les difficultés économiques en stratégies narratives et en solutions artistiques. L’existence de nombreux festivals (Viña del Mar, Valdivia, Sanfic, Cine B, Iquique, Fesancor, Fidocs) a permis quant à elle la diffusion de ces premiers films et d’attirer l’attention de fonds d’aides internationaux (Fonds Sud Cinéma, Hubert Bals Fund, Ibermedia…) et de solidifier la production nationale.

Nés pour la plupart dans les années 1970, les jeunes cinéastes qui composent ce renouveau rendent compte aujourd’hui aussi bien de l’expérience de la dictature sous laquelle ils ont grandi que celle de la démocratie pendant laquelle ils ont commencé à filmer. Cinéaste emblématique de cette génération, Pablo Larraín adopte dans No (2012) le point de vue d’un publicitaire de la campagne en faveur du « non » lors du référendum de 1988, lui permettant ainsi de montrer comment les armes de Pinochet se sont retournées contre lui et comment ce moment charnière a annoncé les vingt-cinq années suivantes. « Le retour de la démocratie et de la gauche au pouvoir en 1988 n’a pas fait que conserver le modèle de Pinochet, il l’a rendu plus fort – explique Larraín dans un entretien aux Cahiers du cinéma (n° 687, mars 2013). Le grand triomphe du « non » impliquait secrètement un petit triomphe du « oui ». Nous avons gardé la Constitution de Pinochet et son modèle économique, l’égalité est restée une abstraction. Nous avons grandi économiquement, nous sommes un pays sérieux, il y a très peu de corruption. Mais c’est comme vivre dans un centre commercial. Tout se vend et tout s’achète. »

La liberté recouvrée grâce au processus démocratique ne serait-elle que le passage d’un centre à un autre, celui d’un centre de rétention à un centre commercial ? Comme en écho à la déclaration de Larraín, Sebastián Lelio filme son personnage titre dans Gloria (2012) assister à une animation de marionnettes dans un centre commercial qui fait s’agiter un squelette au bout de ses fils. Danse macabre dans cet antre de la consommation à laquelle viendra toutefois s’opposer à la toute fin du film la danse vitale du personnage. Car le cinéma de Lelio, comme l’ensemble du « tout nouveau cinéma chilien », ne se veut pas la seule critique d’une société post mortem mais se propose de réinsuffler de la vie dans ce corps inerte qu’est devenu aussi bien le Chili que le cinéma national. S’il faut détruire, c’est pour mieux reconstruire. Ce double mouvement était déjà contenu dans le premier film de Lelio au titre évocateur. Si La Sagrada Familia (2005) se déroule lors d’un week-end pascal pour dynamiter la famille bourgeoise chilienne, le film pose en même temps les fondements architecturaux (la référence à Gaudí est explicite) pour construire de nouveaux types de relations à l’intérieur d’une société minée par l’appât du gain et l’hypocrisie. Dans Navidad (2009), Lelio revient à la charge, lors d’un réveillon de Noël, mais cette fois-ci, la famille a déjà explosé. Le récit ne compte plus que trois rescapés, trois adolescents que l’on dirait orphelins tant, chacun à sa manière, ils ont défait leurs liens avec leurs parents. À eux trois, ils vont tisser les liens d’une famille de cœur et non de sang, temporaire et non définitive, libertaire et non bourgeoise. C’est aussi pour cela que la famille, constituée en quelques instants, est également vouée à disparaître de la même manière. Le film ne s’enferme donc pas dans l’utopie collective des années 1970 qui le parcourt. Elle ne marque qu’un jalon que Lelio propose à ses jeunes personnages de franchir en redonnant à l’individualisme toutes ses lettres de noblesse.

L’une des critiques que l’on attribue régulièrement à tort au « tout nouveau cinéma chilien » consiste à lui reprocher justement son caractère intimiste et personnel, son absence d’engagement politique. Mais les temps ne sont plus à la militance (comme à la fin des années 1960) ou à la résistance (comme dans les années 1970-80). Le changement souhaité ne peut plus s’opérer au niveau de la société tout entière mais au niveau des personnes et des relations qu’elles entretiennent entre elles à l’intérieur de politiques sociales, économiques et culturelles qui sont celles d’aujourd’hui. Comme le montre Huacho d’Alejandro Fernández Almendras (2009), il n’y a pas jusqu’au mode de vie rural qui n’ait été affecté par le capitalisme ; la grand-mère du film devant faire face à la concurrence de ses voisines pour vendre ses fromages sur le bord de la route, le petit-fils se retrouvant exclu par ses camarades parce qu’il ne possède pas de console de jeux vidéo. Le Chili a chèrement payé ses espoirs placés dans l’idéologie socialiste. Confronté aujourd’hui au néolibéralisme engendré par la junte militaire, le Chili doit faire table rase de toutes les idéologies et apprendre à se reconstruire, pierre par pierre, individu par individu.

La nouvelle vie que tentent de mener Daniel et Alejandra à la campagne, dans Sentados frente al fuego (2011) d’Alejandro Fernández Almendras, vient se heurter à la maladie d’Alejandra et provoquer la découverte chez Daniel de l’ambiguïté de ses sentiments. Rien de politique apparemment dans cette chronique amoureuse mais l’obstacle qui vient se dresser sur le chemin du couple et d’une nouvelle vie dépasse cependant largement la seule maladie. Dans son film le plus sombre, El Año del tigre (2011), Lelio filme littéralement les ruines après le tremblement de terre survenu en 2010 pour livrer une autopsie du pays, de la même manière que le médecin de Santiago 73, Post Mortem (Pablo Larraín, 2010) procédait à celle de Salvador Allende. Face à la tâche à accomplir pour se relever, le risque est grand de renoncer. Le personnage principal d’El Año del tigre qui s’évade de prison au début du film décide de lui-même d’y retourner à la fin. La liberté, pour quoi faire ? Dans Carne de perro (2012), Fernando Guzzoni prend le parti contraire à beaucoup de films sur la dictature en choisissant de suivre un ancien tortionnaire obligé de survivre à ses propres crimes et qui tente l’impossible : se réconcilier avec lui-même et avec les autres. Dans Tony Manero (Pablo Larraín, 2008), l’alternative à la dictature ne résidait pas dans la résistance au régime mais dans l’acceptation de l’hégémonie capitaliste, dans son mimétisme « culturel » et l’abandon d’une singularité propre. À vouloir trouver un refuge et trop ressembler à John Travolta dans La Fièvre du samedi soir, le personnage du film s’enferme dans sa chambre pour reproduire les gestes de sa propre perdition. Inventer sa propre gestuelle, c’est ce à quoi Alicia Scherson invite dans son premier film. Play (2005) présente, à la manière d’un conte ou d’une fable, un Santiago coloré (ce qu’il n’est pas), où chaque personnage déambule avec ses propres sons et ses propres couleurs, réinventant et substituant, au gré de ses origines et de ses humeurs, une ville qui s’accorde à ses désirs. Comédie existentielle et ode à la subjectivité, le film mixte des trajectoires où tout le monde se perd et se retrouve, où chacun construit son propre habitat et ses propres habitus. En adaptant le roman de Roberto Bolaño (Una novelita lumpen), Scherson creuse le même sillon dans Il Futuro (2012). Un frère et une sœur, orphelins après la disparition de leurs parents dans un accident de voiture, y sont forcés de s’inventer tout seuls (un peu de la même manière que les trois adolescents de Navidad). Mais le chemin que prend la jeune héroïne n’est pas aussi limpide que celui qu’offre Play à ses personnages, même s’il est tout aussi irréel. Les ruines des quartiers périphériques de Rome où le film a été tourné valant tout aussi bien pour celles de Santiago. Dans un entretien au journal argentin Clarín (8 février 2012), Scherson rapportait que le personnage de la sœur « pensait tellement au futur que le présent avait terminé par se convertir en une partie du futur, en la partie la plus étrange du futur ». Mais la réalisatrice ajoutait que « cela ne signifiait pas qu’elle était en train de rêver ou de se faire des illusions mais qu’elle vivait à chaque seconde la certitude que tout allait de plus en plus mal et de plus en plus vite ». À charge, donc, pour le « tout nouveau cinéma chilien » de parvenir à séparer le présent du futur et redonner au pays le temps de se reconstruire.