Teuvo Tulio

lrmeli Debarle

Selon la légende, Theodor Tugai naît dans un train entre Rezekne en Lettonie et Saint-Pétersbourg en Russie. Hélène Garchin, sa mère, n’a alors que 19 ans. Theodor coule une petite enfance très heureuse dans la ferme de ses grands-parents en Lettonie tandis que sa mère tente de faire carrière comme danseuse à Saint-Pétersbourg. Theodor ne connaîtra jamais son père. élevé par ses grands-parents, il apprécie la vie à la ferme.

À dix ans, il doit s’arracher à ce cadre tant aimé pour poursuivre sa scolarité à Helsinki, en Finlande, car, entre-temps, sa mère s’y est installée. Le jeune Theodor se retrouve alors dans un pays étranger dont il ne maîtrise aucune des langues (ni le finnois ni le suédois) en compagnie d’une mère qu’il ne connaît pour ainsi dire pas.

Il doit aussi s’adapter à la vie en ville. Comme tous les jeunes à cette époque, il fait du patin à glace et c’est sur une patinoire qu’adolescent, il fait la rencontre décisive de Valentin Ivanoff, de trois ans son aîné. Ils deviennent amis. Entraîné par Valentin, Theodor fréquente assidûment les salles de cinéma. Ils rêvent de faire des films ensemble. À une époque ou Rudolf Valentino est l’objet d’une admiration sans bornes en Finlande, leurs amis pensent que le physique de Theodor en ferait un parfait Valentino finlandais. Ils réussissent à persuader un des amis fortunés de la mère de Theodor à devenir leur mécène et à financer leur premier film. Les idées ne manquent pas à ces futurs cinéastes.

En 1929, ils tournent leurs deux premiers films en décors naturels avec des gitans comme acteurs (Les Yeux noirs et Le Gitan charmeur). Ces deux films consacrent Valentin lvanoff comme cinéaste à l’âge de 17 ans (il a entre-temps pris le nom de Valentin Vaala).

Theodor Tugai, co-auteur et acteur principal de chacun des deux longs métrages, devient donc acteur à l’âge de 14 ans. Vaala et Tugai tourneront 5 films ensemble avant que leurs chemins ne se séparent. Vaala fera une longue carrière de cinéaste (rétrospective à La Rochelle en 1996) tandis que Theodor Tugai, qui a finlandisé son nom en Teuvo Tulio, va entreprendre une carrière de réalisateur, indépendant des studios.

Ses trois premiers films, produits par Adams Filmi, La Lutte pour la maison de Heikkiléi (1936), Silja, la brève destinée (1937) et La Tentation (1938), ont hélas disparu dans un incendie, à la fin des années 1950.

Dès ses premiers films, l’originalité de Tulio, sa « marque », sont évidentes.

Tout au long de sa carrière, il traitera de sujets où la femme est victime de ses sentiments, de ses désirs et de l’inconséquence des hommes. Elle porte seule la culpabilité de la trahison et de la légèreté de l’homme à son égard et fait l’objet de la réprobation morale de la société.

Le travail quasiexpressionniste de l’ombre et de la lumière, la forte charge érotique des scènes de séduction, la symbolique des paysages, des décors et accessoires, la place de la caméra au ras du sol dans de nombreuses scènes permettent notamment de reconnaître un film de Tulio à la première image. Tulio n’aura pas de chef opérateur attitré mais gardera toujours une signature cinématographique propre.

Le Chant de la fleur écarlate (1938) est le film le plus ancien qui subsiste de Tulio, c’est aussi le premier qu’il produit. Il est adapté du roman éponyme de Johannes Linnankoski, publié en 1905. Ce livre fut le premier best-seller finlandais. Traduit dans plus d’une vingtaine de langues, il a remporté un succès international. Le roman avait déjà été adapté au cinéma deux fois en Suède. D’abord par Mauritz Stiller en 1918, puis par Per-Axel Branner en 1934. Le Chant de la fleur écarlate est un film rural qui met en scène un jeune homme dont la famille possède une grande ferme. Il en est chassé pour être tombé amoureux d’une domestique et il devient flotteur de bois, allant d’une rive du fleuve à l’autre, défiant les rapides et séduisant les filles sur son passage… À sa sortie en 1938, le film est le plus grand succès finlandais de l’année.

La guerre interrompt plusieurs fois le travail du cinéaste qui y prend part comme photographe. En 1940, pensant que le public a besoin de se divertir, il choisit un sujet romantique. Après avoir vu en Suède l’adaptation au cinéma d’une pièce populaire, Le Rêve dans la hutte bergère, il en achète les droits, modifie l’intrigue et l’adapte au contexte finlandais.

Deux frères tiennent une grosse ferme avec leur mère. L’aîné est un homme sérieux et responsable, tandis que le cadet, Aarne, est un Don Juan qui prend la vie du bon côté. Aarne a une liaison avec une jolie servante qui l’aime passionnément, mais quand la blonde Sirkka vient travailler à la ferme, Aarne oublie tout… Pour tenir le rôle de Sirkka, on propose à Tulio la Miss Finlande de l’année qui a également remporté le titre de Miss Europe, à la grande fierté des Finlandais. Tulio l’engage, bien qu’elle n’ait jamais joué. Durant toute sa carrière, Tulio fera travailler des acteurs non-professionnels.

Avant la guerre, les films de Tulio se passaient tous à la campagne. La guerre terminée, le cadre de ses films se déplace en ville dont il s’attache à dépeindre les aspects les plus sombres à travers le destin de femmes qui y perdent leur vertu, leur famille et parfois la raison. Tout au long des années 1940, Tulio est à l’écoute d’une Finlande qui s’urbanise au détriment de la campagne qui fait figure d’illusion perdue. Si dans les films de Tulio, la nature offrait aux héroïnes la possibilité d’une vie heureuse, la ville est le lieu de la perdition où l’homme apporte le malheur et précipite la chute de la femme.

Après son retour définitif de la guerre, Tulio et l’écrivain Nisse Hirn signent un scénario qui, pour la première fois, n’est pas une adaptation. Le titre du film, C’est ainsi que tu me voulais (1944), vient d’une réplique de son film Le Chant de la fleur écarlate, lancée par l’héroïne – devenue prostituée – à son ancien amant, lorsqu’ils se retrouvent. Le scénario s’inspire de plusieurs films, et, notamment du film tchèque Extase (1933) de Machaty mais aussi de Pièges (1939) de Robert Siodmak.

C’est ainsi que tu me voulais s’ouvre et s’achève dans un port, lieu qui a marqué Tulio pendant l’adolescence, quand il passait ses vacances d’été à travailler au port d’Helsinki. Maija, une jeune fille de la campagne, part en ville attirée par les promesses d’un fils de bonne famille chez qui elle travaille comme domestique. Elle tombe enceinte, est mise à la porte et doit gagner sa vie. Elle ne trouve pas d’autre gagne-pain que la pros­titution. Le destin de l’héroïne de Tulio est celui de milliers de jeunes femmes à cette époque. Alors que ses tournages à la campagne privilégiaient toujours les extérieurs en décors naturels, Tulio tourne 90 % des scènes du film dans une ancienne école transformée en studio.

Souhaitant également toucher le public suèdophone, Tulio tourne parallèlement une version en suédois de son film. Il sera ensuite le seul cinéaste finlandais à tourner quasi systématiquement ses films en deux versions linguistiques. Une partie des acteurs jouent dans les deux versions. Le film obtient un grand succès en Finlande, en Suède et même au-delà.

C’est ainsi que tu me voulais est distribué en Suède par la Paramount qui propose à Tulio de tourner un film à Hollywood. La presse finlandaise parlera beaucoup de ce projet qui ne se concrétisera jamais.

Puis, Tulio se lance en 1946 dans le tournage simultané de deux films, chacun en deux versions: La Croix de l‘amour et Le Sang sans repos. Pour la première fois, Tulio embauche des acteurs suédois pour les versions suédoises. Dans les deux films, le rôle principal est tenu par Regina Linnanheimo qui joue donc dans les quatre versions. À la fin des années trente, elle avait déjà tenu le rôle principal des trois premiers films, disparus, de Tulio. Regina Linnanheimo est très dévouée à Tulio. Elle trouve les costumes à Stockholm, car la pénurie persiste en Finlande, et l’aide à faire répéter les acteurs finlandais et suédois. À partir de La Croix de l’amour, Regina Linnanheimo jouera dans tous les films de Tulio et leur collaboration durera jusqu’en 1957.

Le scénario de La Croix de l’amour est librement inspiré de la nouvelle de Pouchkine « Le Maître de poste ». Le sujet est proche de celui de C’est ainsi que tu me voulais, à la différence que le film se déroule sur une île. Le Sang sans repos (1946) est un drame intimiste à trois personnages qui se déroule intégralement dans une maison bourgeoise. Deux sœurs y tombent amoureuses du même médecin. Tulio peint le désir féminin de façon étonnamment moderne: une femme exprime clairement son désir.

Le dernier film que Tulio parvient à sortir dans de bonnes conditions et que les critiques prendront en compte est La Criminelle (1952); le scénario est écrit, sur une idée de Tulio, par Regina Linnanheimo. Elle y interprète le rôle principal. On y retrouve la thématique religieuse qui traverse toute son œuvre.

Regina Linnanheimo signe seule le scénario de Tu es entré dans mon sang (1956) dont le tournage durera plusieurs années, notamment en raison des problèmes financiers de la production. Le film traite de l’alcoolisme féminin, un sujet tabou en Finlande. Quand le film sort enfin, les critiques sont incendiaires.

Regina Linnanheimo met alors fin à sa carrière d’actrice mais leur amitié restera intacte jusqu’à la mort de celle-ci en 1995. À la sortie du film, Tulio a 45 ans. Il va tenter pendant plusieurs décennies de poursuivre sa carrière de cinéaste, mais le talent de ce maître du mélodrame s’est épuisé. Teuvo Tulio meurt en 2000, sans héritier. Les droits de ses films reviennent à l’État finlandais qui, par le biais de la Cinémathèque, a restauré tous ses films. Ils sont donc à nouveau visibles aujourd’hui et c’est une grande chance pour les festivaliers que de pouvoir les découvrir à La Rochelle.

Avec le soutien de :

Ambassade de Finlande KAVA Finnish Film Foundation