Lina Wertmüller : Le monde comme un bordel

Ariel Schweitzer

Quelque peu oubliée aujourd’hui par la cinéphilie française, Lina Wertmüller fut dans les années 1970 l’une des cinéastes européennes les plus célèbres et les plus controversées. Auteur d’une œuvre riche et polémique, elle fut également la première femme nominée aux Oscars dans la catégorie du meilleur réalisateur. Confrontant systématiquement dans ses films des thèmes politiques à la question de la sexualité, elle a souvent été comparée, à tort, à sa compatriote Liliana Cavani, raison d’une certaine confusion qui entoure la réception de son œuvre en Italie et à travers le monde.

Née en 1926, elle fait ses débuts dans le théâtre de marionnettes de Mario Signorelli, puis fonde, à 24 ans, sa propre troupe d’avant-garde où elle réalise ses premières mises en scène. C’est sa rencontre avec Federico Fellini, en 1962, qui la fait basculer dans le monde du cinéma. Engagée en 1963 comme assistante sur Huit et demi, elle réalise la même année son premier long métrage, I Basilischi qui remporte un grand succès dans son pays. Cette chronique du quotidien d’un groupe de « vitelloni » au sud de l’Italie est encore très marquée, à la fois par son thème et par son goût du grotesque, par l’univers de Fellini (dont d’ailleurs Wertmüller n’a jamais nié l’influence). Mais la cinéaste va très rapidement affirmer sa singularité à travers une série de films portant sur la condition de la femme (Cette fois-ci, parlons des hommes, 1964) où elle s’affirme clairement comme une cinéaste engagée et féministe.

Son œuvre atteint la notoriété internationale dans les années 1970, notamment grâce à Pasqualino (1975) qui provoque un énorme scandale aux États-Unis. Ce film, qui se déroule en grande partie dans un camp de concentration nazi, a été accusé par des critiques et des intellectuels américains de véhiculer une philosophie réactionnaire qui perçoit le monde comme une jungle dominée par la logique de la survie à tout prix et par la loi du plus fort. C’est l’écrivain et psychanalyste Bruno Bettelheim, survivant d’Auschwitz, qui a sonné la charge avec un texte devenu célèbre, « Survivre », où il accuse la réalisatrice de déformer radicalement l’expérience concentrationnaire: « Notre expérience dans les camps ne nous a pas appris que la vie n’a pas de sens, que le monde n’est qu’un grand bordel, que nous ne devrons vivre que pour survivre et pour satisfaire les besoins du corps. Au contraire, notre expérience nous a appris qu’aussi misérable que notre monde puisse être, la différence entre lui et l’univers des camps de concentration est comme celle entre le jour et la nuit, le salut et l’enfer, la vie et la mort. Il nous a appris que la vie a un sens (…), et notre sentiment de culpabilité pour avoir survécu à l’enfer de la guerre ne peut que témoigner de cette humanité que même l’abomination des camps n’a pu détruire »1. Lina Wertmüller s’en est défendue en proclamant que son film ne prend absolument pas à son compte la vision du monde de son protagoniste mais, au contraire, qu’il met tout en œuvre pour pousser le spectateur à adopter un regard critique vis-à-vis de celui-ci et le système de valeurs qu’il représente.

Les trois films de Wertmüller présentés dans le cadre de l’hommage au Festival de La Rochelle permettent d’y voir plus clair. Abordant des questions philosophiques, politiques et morales, en les liant à l’univers de la sexualité, deux d’entre eux sont également marqués par la collaboration avec Giancarlo Giannini, acteur fétiche de Wertmüller, qui a remporté le prix d’interprétation à Cannes pour Film d’amour et d’anarchie (1973). Cette œuvre, considérée par certains comme la meilleure de son auteur, retrace les derniers jours de la vie d’un anarchiste d’origine paysanne, Tonino, qui débarque à Rome dans le but d’assassiner Mussolini. En attendant le jour de l’attentat, il se cache dans une maison close où travaille l’une de ses connaissances et tombe sous le charme d’une autre pros­tituée, Tripolina, avec qui il va partager quelques jours d’idylle.

La maison close est un décor récurrent dans le cinéma de Wertmüller (Pasqualino, Mimi métallo) qui permet à la cinéaste de mettre en avant son goût du grotesque et du carnavalesque. Film d’amour et d’anarchie met en spectacle les corps arrondis, bien en chair, des prostituées (Fellini encore), prenant par moments une dimension d’opéra bouffe et n’hésitant pas à user de gags pour le moins vulgaires (rots et pets reviennent ainsi fréquemment dans les films de Wertmüller). Certains commentateurs ont critiqué l’utilisation de la maison close comme métaphore d’un monde en désordre où l’homme est réduit à sa pure animalité. Ainsi, toute tentative d’élever l’être humain, de le transformer politiquement, serait vouée à l’échec, comme le montre le destin pitoyable de l’anarchiste Tonino, qui, manquant son attentat, finit par commettre un massacre gratuit dans la maison close avant d’être assassiné à son tour dans une prison fasciste. Mais la maison close est aussi le lieu où se confrontent, selon la vision freudienne, éros et Thanatos, incarnations de la dichotomie entre les principes de l’amour, de la sexualité et du désir identifiés au monde féminin, et ceux de la violence et de la mort associés à l’univers masculin. L’interrogation des thèmes idéologiques par le biais de la sexualité permet à la cinéaste de s’écarter de certains dogmes politiques et féministes en posant la question centrale qui traverse l’ensemble de son œuvre: vaut-il la peine de sacrifier sa vie au nom d’un idéal, aussi noble soit-il?

Les films de Lina Wertmüller sont une belle illustration de la capacité du cinéma italien à affronter les sujets politiques et sociaux les plus brûlants à travers le genre de la comédie dans ses différents registres. Comme Dino Risi, elle offre une vision lucide, désillusionnée, de la société italienne et de ses maux en passant systématiquement du comique au tragique, du rire aux larmes. Dans Mimi métallo blessé dans son honneur (1972), elle peint une nation italienne minée de l’intérieur par le phénomène de la mafia et de la corruption. C’est une vision prémonitoire d’une société régie par un pouvoir parallèle – le monde de la finance et de la mafia –, un pays où l’État est souvent relégué au statut d’observateur impuissant ou, pire, de complice. Le film est aussi une dénonciation loufoque des codes d’honneur, du machisme et de la structure patriarcale qui prédominent dans un pays archaïque qui se dit « moderne ». Chacun à son poste et rien ne va (1974) décrit l’odyssée d’un groupe de jeunes Italiens du Sud qui s’installent à Milan et fondent une sorte de communauté utopique de solidarité et de partage. Mais leurs rêves et leurs idéaux se brisent rapidement face à réalité brutale de la grande ville, du monde du travail et de la consommation, de l’individualisme ambiant et des rapports de classe. Leur quotidien se transforme alors en lutte acharnée pour la survie et, depuis l’abattoir de la ville où ils tentent de gagner leur vie, les vitrines chic des grands boulevards de Milan paraissent plus éloignées que jamais.

Prenant son essor en pleine période de la guerre froide, le cinéma de Lina Wertmüller a souvent été pris en otage par un discours idéologique tranché, parfois dogmatique, réduisant son œuvre à une série de clichés bien dans l’air du temps. Ambivalents, déstabilisants, marqués par des contradictions internes, ses films, plus actuels que jamais, méritent, sinon une réhabilitation, au moins un second regard.

 

 

1 – Bruno Bettelheim, « Surviving », The New Yorker, 2 août 1976.

Survivre, Robert Laffont, Paris, 1979.