Evidemment Chaplin

Stéphane Goudet

Chaplin? Mais oui, Chaplin! Évidemment Chaplin! Est-ce bien le rôle d’un festival comme La Rochelle qui devrait découvrir des auteurs inconnus et qui… Ça suffit! L’un empêcherait-il l’autre? Dites-moi, les snobs, les las-d’avance, les rabat-joie, pourquoi faudrait-il ne jamais projeter les films de Chaplin? Déjà vus? Ni tous, ni par tous, adultes comme enfants. Et quoi de plus approprié que l’œuvre de Chaplin pour prouver la puissance et le plaisir du cinéma, et en faire naître le bouillonnant désir?

Mais on le voit, on le sent, les font-la-moue ont un autre argument: est-ce si bien que cela, Chaplin? Depuis les années 1950, certains déjà avaient choisi leur camp. Le vrai, le grand cinéaste de l’âge d’or du burlesque n’était pas celui qu’on croyait. Nul ne serait plus important que… Buster Keaton. Est-ce si difficile d’admettre un pluriel à génie? De penser l’indistinction de ce que vous appelez « fond », en le touchant sans doute, et de ce que vous nommez « forme », sans jamais pouvoir en dessiner les contours? Comment alors ne pas louer la merveilleuse idée qui consiste précisément à programmer la quasi intégrale des longs métrages de Charles Spencer Chaplin (La Comtesse de Hong-Kong excepté) l’année qui suit l’inoubliable rétrospective des films de Buster Keaton? Cessons donc enfin d’opposer artificiellement ces deux maîtres, pour les montrer côte à côte, comme dans les loges, sur la scène et en coulisses dans le bouleversant hommage au music-hall qui a pour nom Les Feux de la rampe. « Chaplin?, commentait André Gide, cas unique où l’on peut épouser l’opinion populaire », avant d’ajouter, non sans quelque condescendance: « Cela est si bon de pouvoir ne point mépriser ce que la foule admire. »

Par quel bout alors prendre cette œuvre immense? Le premier fil que tirent souvent les exégètes est celui de l’autobiographie, un fil d’autant plus pertinent, lorsqu’on s’en tient à commenter ses longs métrages. Car il est évident que le premier d’entre eux, Le Kid, est bien, en 1921, une manière pour Chaplin de revenir aux origines sociales et géographiques de sa jeunesse à la « Oliver Twist », avant un retour réel à l’occasion de la sortie du film. Le cinéaste élevé dans les bas-fonds de Londres et qui fut enlevé à sa mère à l’âge de 7 ans, pour le protéger des troubles mentaux qui l’affectaient, met en scène un enfant de 5 ans arraché, au nom de sa santé, par les services sociaux à son père adoptif. Dans un des plus beaux plans du film, la mère de l’enfant, désormais riche, venue dans le quartier déshérité en visite de charité, prend dans ses bras un nourrisson et, assise, ferme un instant les yeux. C’est à ce moment-là, entre rêve et éveil, que son fils tout aussi inconnu, à sa gauche, ouvre la porte devant laquelle elle se trouve, et apparaît. Magie du désir de retrouvailles de la mère et de l’enfant, et superposition de deux fantasmes de l’auteur: le pardon à la mère pour un abandon à son âme défendante, et le retour improbable de l’enfant, quand Chaplin lui-même a dû commencer les auditions pour trouver le jeune et magnifique Jackie Coogan, moins de deux semaines après le décès de son tout premier fils, qui, malformé, n’a vécu que 3 jours. Que La Ruée vers l’or ou Les Temps modernes, par exemple, tournent jusqu’à l’obsession autour de la faim et son assouvissement, est, de même, indissociable de cette pauvreté qui a tant marqué le jeune Chaplin. La fin de La Ruée vers l’or peut donc être vue comme l’image du dédoublement entre un Chaplin devenu millionnaire et le Charlot vagabond qui lui a permis son ascension fulgurante, l’icône que réclament désormais photographes et spectateurs.

Son attirance pour les jeunes femmes, avec l’inquiétude croissante sur les effets produits par la différence d’âge, fait également l’objet de nombreuses transpositions, du Cirque à Un roi à New York, en passant par Les Feux de la rampe. Et comment ne pas voir dans l’appétit insatiable pour les femmes de ce Barbe Bleue qu’est « Monsieur Verdoux » (adapté de l’histoire du serial killer français Landru) l’expression d’une attirance irrépressible et d’un désir de vengeance de Chaplin envers la gente féminine? Car si elle lui offrit au total 10 enfants et moultes relations passionnelles, celle-ci, à tort ou à raison, le poursuivit aussi régulièrement de ses assiduités… à coups de pensions familiales, de reconnaissances de paternité et d’accusations de cruauté mentale. S’il est cependant un film en partie fondé sur la volonté de régler des comptes, c’est naturellement Un roi à New York, où l’autre petit prince adopté du cinéma chaplinien, s’insurge, à la place du metteur en scène, contre les dérives du maccarthysme, qui a condamné « sans procès » Chaplin à l’exil forcé en Europe en 1952: « Des commissions enquêtent sur les pensées des gens et ceux qui ont le courage de résister perdent leur travail et crèvent de faim. Ils sont condamnés sans procès. C’est une injure à notre justice ». « J’en ai tellement marre qu’on me demande si je suis ceci ou cela, que si ça fait plaisir aux gens, je dis que je suis communiste », dit l’enfant, en écho à Chaplin qui choisit, pour les mêmes raisons, de ne pas démentir qu’il était juif.

Le deuxième fil qui se présente à nous est précisément le rapport de Chaplin à la parole. Comme on le sait, celui qui fut, grâce au succès planétaire de Charlot depuis 1913, la plus grande star de son temps, se montra particulièrement réticent à l’arrivée du cinéma sonore en 1927, dans lequel il voyait la mort même du septième art. Car l’essence du cinéma résidait, selon lui, dans l’expression corporelle, donc la pantomime. Mais après avoir vaillamment résisté à la parole durant des années, Chaplin se convertit à la parole de résistance. Les Lumières de la ville, commencé en 1928, sorti en 1931, est un film voué au visuel (autour d’une aveugle qui rêve de voir et d’un vagabond socialement invisible), un film par instant sonorisé, où Chaplin empêche ou parasite le langage (les bulles de savon, façon bande dessinée, le sifflet avalé qui empêche le numéro de chant) ou le tourne en ridicule dès la séquence d’ouverture. L’inauguration de la statue ironiquement dédiée « à la paix et à la prospérité » donne lieu à des discours officiels qu’on suppose rébarbatifs. Pour le signifier, Chaplin leur substitue son propre souffle modulé dans un bec de saxophone. C’est en 1936 dans Les Temps modernes que pour la première fois il fait parler ses personnages. Mais seuls ont la parole patron médiatisé et machines à communiquer. Les ouvriers, quant à eux, restent muets. Il leur faut donc brandir des pancartes aux langues d’ailleurs multiples pour « se faire entendre » lors d’une manifestation dont Charlot, à son corps défendant, devient le porte-drapeau (rouge). Un multilinguisme qu’on retrou­vera dans l’incompréhensible sabir de la toute première parole de Charlot, chantée en l’espèce, vers la fin du film, sur l’air de Je cherche après Titine… Chaplin ou « le rire esperanto », commentait Jean Cocteau dès 1919, sensible à l’aspiration du petit homme à l’universalité: « Sans doute avec son aide, eût-on achevé la tour de Babel. »

Abattre les barrières et s’adresser au monde entier: de façon paradoxale et saisissante, la parole chaplinienne se libèrera lorsqu’il mettra en scène son jumeau maléfique à la courte moustache, Adolf Hitler, né 4 jours après lui, apte, comme lui, à jongler avec le globe terrestre en maître de l’univers et du spectaculaire. Mais c’est par sa voix et son éloquence que le Führer a conquis le pouvoir. Pour lui répondre et le tourner en dérision, parce qu’il a à la fois le sens de l’histoire et des responsabilités, Chaplin ne peut plus garder le silence. Il est urgent de reprendre le pouvoir, donc la parole, ce qu’accomplit littéralement son double dans l’incroyable monologue de fin du Dictateur. Parmi les audaces de cette conclusion, qui ose contourner toute vraisemblance, figure l’autonomisation de la parole. Ce n’est certes pas Hynkel qui parle aux micros cette fois, mais ce n’est plus seulement le barbier juif, son sosie que personne n’avait encore songé à le renvoyer. C’est bien Chaplin lui-même qui semble assumer et porter ce discours au monde, Allemands compris. Comme dans Le Kid où les suppliques muettes de l’enfant suffisent à produire l’illusion d’un champ contre-champ avec le père adoptif auquel il est enlevé, la parole se détache du seul personnage et sa voix abolit les frontières pour renouer avec l’adresse amoureuse. Ainsi tombe la dernière frontière qu’aura incessamment franchie Charles Chaplin: celle qui sépare si souvent le rire et l’émotion.

Qu’il choisisse de réaliser un grand mélodrame (L’Opinion publique, Les Feux de la rampe) ou de faire de l’anthropophagie un sujet de film burlesque (La Ruée vers l’or), Chaplin aime explorer l’entre-deux (Le Kid) et mettre simultanément en scène la peur du vide et du déséquilibre (Le Cirque, La Ruée vers l’or) et le plaisir enfantin de frôler le gouffre (la scène des patins dans le grand magasin des Temps modernes). Et sans doute est-ce cette épreuve qu’il nous fait subir lors du fameux numéro entièrement muet qui le réunit à Keaton dans Les Feux de la rampe. Le vide, le gouffre, où se cachent les spectateurs inaudibles, nous laissent seuls, en contrechamp, décider de la valeur et du présent des œuvres.