Je pense que le futur intéresse moins Agnès Varda que le présent. Son cinéma restitue à la fois, du temps révolu et du temps en train de s’accomplir. Aussi, Agnès aime bien montrer et confronter deux images, souvent une image ancienne et une image récente (voir Ulysse). Bien qu’elle ait réalisé Le Triptyque de Noirmoutier elle n’est probablement pas une artiste « dialectique » qui articule trois pôles. C’est une artiste dont le dynamisme est binaire. On pense à ses deux films avec Jane Birkin, Jane B. par Agnès V. et Kung-fu Master, sa manière de faire Jacquot de Nantes puis L’Univers de Jacques Demy, de répéter les mots dans le titre Mur murs et d’opposer les deux termes, L’une chante, l’autre pas. Agnès Varda suggère sinon de l’optimisme, du moins engendre-t-elle une puissante énergie lorsqu’elle rapproche deux images pour montrer ce qui a changé. C’est une démarche de photographe également, démarche qui demeure tapie en elle, prête à resurgir. Agnès est une cinéaste mais l’image fixe l’intéresse également depuis toujours. Elle fut, on le sait, une photographe majeure des arts du spectacle dans les années 1950 et elle ne cessa pas de scruter photographiquement la réalité. Elle est une photographe contemporaine de Chris Marker avec lequel elle a entretenu une amitié, une fidélité esthétique et affective. Le film La Jetée a marqué toute sa génération, film fait d’images fixes où précisément s’organise un jeu d’oppositions incessantes où une image vient se substituer à une autre qui, elle-même, est menacée par la suivante.
Le cinéma d’Agnès Varda contient de la confrontation violente. Il n’y aucune mièvrerie dans son cinéma, malgré son goût pour un certain type de couleurs et leur agencement ou pour un certain type de littérature dont l’apparence pourrait faire penser à de l’utopie (Le Bonheur encore…). Dans « Patatutopia » il y a justement la notion d’utopie. Il n’y a aucune béatitude chez Agnès, il y a au contraire de la violence qui peut être parfois cruelle (par exemple dans le film Les Créatures). Il y a de la cruauté, de la confrontation brutale, la dureté de la vie dans le cinéma d’Agnès Varda et aujourd’hui dans son travail plastique, qui découlent de son parti pris de regarder le monde depuis un double point de vue: ce qui est révolu et ce qui est présent. Cela ne relève pas de l’opposition avant/après, aujourd’hui/ demain, mais du constat « cicéronien » que « quelque chose a été » et que « quelque chose est encore mais autrement ». Dans un documentaire-enquête sur la photographie tel qu’Ulysse, cela est très sensible. Il faut alors comprendre Ulysse comme un voyage dans le temps.
Je ne perçois aucune mélancolie chez Agnès Varda. Plutôt un constat qui n’est pas loin d’une certaine forme, non pas d’indifférence, mais de sérénité non passive, encore au sens cicéronien du terme, d’un « savoir-vieillir ». Il y a chez elle un exceptionnel « savoir-vieillir » qui se conjugue et se réalise avec l’invention, une énergie et une méthodologie dont la joie est un moteur. Elle n’est pas exempte de gravité et de lucidité dans le constat qu’elle fait à chaque seconde, d’un temps qui n’est plus, ou lorsqu’elle nous fait sentir que ce qu’elle est en train de vivre avec nous, est fondamental et précieux. Avec Agnès Varda, nous n’avons pas besoin de transformer pour l’anoblir la tristesse en nostalgie ou en mélancolie. Il y a tout simplement de la tristesse dans ses films sur Jacques Demy, ou dans son installation « Les Veuves de Noirmoutier ». Pas de mélancolie ni de nostalgie, mais de la tristesse parce que c’est le sujet, ce sont des veuves, ce sont des femmes tristes. Elles ne sont pas mélancoliques, parce que ce qui définit la mélancolie c’est que son objet est perdu mais doté d’une espérance de retour (la mélancolie romantique en somme…). Dans le cas de la tristesse, l’objet est perdu irrémédiablement. À Noirmoutier, les maris ne sont plus là. C’est finalement assez rare en art de prendre comme sujet la tristesse, sans avoir besoin de passer par la nostalgie ou la mélancolie.
L’installation donne l’occasion à Agnès d’affirmer sa réflexion sur l’art. Je pense qu’elle a retrouvé autrement, dans l’installation et l’intervention muséale, ce qu’elle poursuit depuis toujours dans ses films: de la pensée sur son art, le cinéma. Dans La Pointe courte, il y a d’emblée quelque chose du point de vue du rythme ou de la vitesse. Le film n’est pas tourné au ralenti mais quelque chose s’y accomplit au ralenti. C’est le contraire du cinéma muet, de ces bandes burlesques de jadis qui allaient trop vite car elles étaient projetées à 24 images/seconde plutôt qu’à 16 images/seconde. J’ai toujours pensé que La Pointe courte était tourné au ralenti. Les gens semblent y accomplir une action au ralenti. C’est ce qui en fait d’ailleurs, probablement, un héritage d’un Jean Epstein, cinéaste de la mer… en Bretagne. Varda est du côté de la Méditerranée et de Sète en l’occurrence pour La Pointe courte.
Varda résout deux choses en même temps à travers son intervention dans l’espace comme plasticienne. En 2003, son apparition en artiste contemporaine est à la fois un saut, un passage et une nouvelle pratique qui vient commenter sa pratique principale qu’est le cinéma. Comme Louis Jouvet qui disait que : « le grand intérêt du cinéma c’est de permettre au théâtre de faire sa théorie ». Pour Agnès, cette décision de faire des installations participe de son envie de réfléchir sur le matériau cinéma, sur ce qui est au cœur du cinéma: l’écoulement du temps, la « matière-temps » qui fonde le cinéma. Certains diront qu’elle a fait un cinéma très littéraire. C’est vrai, admirablement littéraire. Je pense d’ailleurs sincèrement que le meilleur du cinéma est littéraire. Agnès Varda a toujours été attirée par les pratiques parallèles au cinéma, cherchant à faire d’une pratique le commentaire d’une autre.
On s’aperçoit, à l’échelle même de l’œuvre entière d’Agnès Varda que sa filmographie contient des objets filmiques qui sont de l’ordre du dispositif plastique, exposable et non pas projetable. Par exemple, les deux films faits avec Jane Birkin, Jane B. par Agnès V. et Kung-fu Master qui forment un diptyque. Le mot vient de la peinture. Au sein de son œuvre cinématographique, se génère, se prépare, « bout une marmite plastique » qui parviendra à déborder quand cela sera possible dans les années 1990 – que l’on me pardonne cette métaphore culinaire, mais Agnès aime bien cuisiner pour les amis qu’elle reçoit. D’autres cinéastes s’y essaient, Raoul Ruiz, Chantal Akerman, Jean-Luc Godard, David Lynch, Michael Snow et j’en passe… L’époque autorise cette tendance. En outre le numérique permet de projeter des images de manière aisée sur les murs d’un musée. Il n’y a pas besoin d’une cabine pour projeter, il n’y a pas de difficulté, de danger que le défilement pelliculaire s’interrompre et casse. Le numérique assure une stabilité de la projection des images en mouvement. Tout cela rend aisément possible pour Agnès ce « passage », comme pour quelques autres cinéastes parmi les plus novateurs, qui ne sont pas forcément ses contemporains en terme de génération mais qui le sont en terme de préoccupation.
À peu d’années près, elle fait ses premières interventions plastiques muséales et utilise, non plus la mise en scène, mais l’étape de la reproduction et de la diffusion en DVD de ses films, pour inventer. Selon Agnès Varda, cet objet, qui en apparence est un coffret DVD, relève en fait du livre d’art, ou de quelque chose qui n’existait pas encore et n’appartient sans doute qu’à elle, un objet inédit: le « dévédart », comme elle aurait pu dire volontiers, au sens où l’on parle de livre d’art, le DVD d’artiste au sens où l’on parle de livre d’artiste. Dans les coffrets Les Glaneurs et la glaneuse ou Les Plages d’Agnès, il y a bien sur du cinéma « traditionnel », du filmage, du documentaire, de « l’essai en cinéma » comme on dit depuis Franju et Chris Marker. Mais il y a également création dans les boni. Une création spécifique à l’ère de la reproductibilité contemporaine. C’est à l’étape de la reproduction, de la diffusion de ses images qu’Agnès intervient, faisant du supplément et du commentaire une véritable œuvre. C’est particulièrement intéressant qu’elle réalise ce travail presque au même moment où elle passe à l’intervention muséale et à ce qu’on appelle parfois « le cinéma exposé » ou « l’exposition du cinéma ». Mais je crois que pour Agnès Varda on ne peut pas parler de « cinéma exposé ». On ne peut parler que d’une proposition spécifique: c’est « du Varda » et elle est une artiste qui se mesure à Douglas Gordon, Pierre Huyghe, Doug Aitken, Harun Farocki, Alain Fleischer, Michael Snow, aux plasticiens-cinéastes ou cinéastes-plasticiens contemporains.
« Patatutopia » fut une sorte de libération, une sortie d’elle-même dont elle avait besoin. Avec ses installations suivantes, elle sort du cinéma pour y revenir autrement avec une dimension plus plastique, plus conceptuelle.
Elle retourne ses interrogations dans deux directions. En premier lieu, une curiosité pour le numérique dont elle voit les vertus pour filmer ou projeter dans les musées: c’est avec sa petite caméra qu’elle peut attraper, manuellement, les camions sur la route dans Les Glaneurs et la glaneuse. En second lieu, le contexte de la production cinématographique est difficile. Il n’est pas aisé de rassembler des équipes, de trouver des financements. Elle trouve donc dans l’univers muséal, non seulement une sorte de terrain de réflexion et de renouvellement, mais aussi une autre économie pour faire des images, un autre champ financier. Je ne dis pas qu’elle a trouvé des moyens de financement mais plutôt un moyen de production spécifique pour pouvoir travailler autrement et diffuser dans les collections privées ou publiques. Grâce à l’installation muséale, Agnès Varda s’est affrontée au cinéma effrontément.