À l’aventure

Joachim Lepastier

En seulement trois longs métrages et un peu plus d’une décennie de cinéma (son premier court métrage Entretanto date de 1999), Miguel Gomes s’est affirmé comme l’un des plus stimulants aventuriers du cinéma contemporain. Non seulement ses trois films ne ressemblent à aucun autre mais ils ne se ressemblent guère entre eux. On peut y déceler des récurrences, des thématiques, des motifs qui font assurément de Gomes un auteur, mais sa force de cinéaste est de ne pas se cantonner à une rhétorique resservie de film en film. Tel un joueur de casino, il remet en jeu, avec un rare panache, les acquis du film précédent. Quoi de commun entre La gueule que tu mérites (2004), comédie musicale et spleenétique sur le passage à la trentaine, Ce cher mois d’août (2008), drame estival et rural sur les amours contrariés d’un jeune couple et Tabou (2011), récit d’une passion secrète et interdite dans le Mozambique des années 1950? Ce qui les réunit est justement d’abord leur profonde hétérogénéité. Ce sont trois films absolument imprévisibles qui partent vers l’inconnu et en reviennent gorgés de sensations, de surprises, de rituels et d’émotions. Chacun des films de Gomes débute par une crise (un homme n’arrive pas à vieillir, un cinéaste n’arrive pas à faire son film, une vieille dame défaille) et choisit le plus hardi des remèdes: parier sur le saut dans le vide, atterrir dans un nouvel environnement dont il faut prendre le temps de décoder le rythme et le fonctionnement. Dans La gueule que tu mérites, il faut affronter ses 30 ans et enfin faire le grand saut dans le vrai âge adulte. Dans Ce cher mois d’août, il faut s’immerger au cœur des villages, collines et rivières de la région d’Arganil (dans le district de Coimbra). Dans Tabou, il faut retrouver la trace d’une microsociété coloniale dont les us et coutumes se sont évaporés depuis un demi-siècle.

Pour mener à bien ces périples cinématographiques, Gomes ose les attelages les plus improbables: comédie musicale et happening existentiel (La gueule que tu mérites), documentaire et mélodrame (Ce cher mois d’août), chronique intimiste et film muet (Tabou). Toujours coupés en deux, les films de Gomes affirment ainsi leur goût du collage et de l’impromptu, à entendre aussi au sens musical tant les films de Gomes sont remplis de chansons. Le miracle de ce cinéma est que cette alliance d’éléments hétéroclites débouche sur une profonde quête d’innocence qui aura éprouvé les possibilités du jeu (exemplairement dans le très ludique La gueule que tu mérites) comme les affres et les vertiges de l’amour contrarié (dans les deux films suivants).

Mais sans doute faut-il maintenant s’arrêter sur chacun de ces trois films pour cerner aussi bien leurs singularités réciproques que leur esprit commun.

La gueule que tu mérites déploie tous les possibles fictionnels, fantasmatiques et psychologiques d’un fameux proverbe: « Jusqu’à 30 ans tu as la gueule que Dieu t’a donnée, après tu as la gueule que tu mérites. » Et la gueule du héros Francisco en ce jour anniversaire est envahie de gros points rouges, cernée par la rougeole. Traitant l’angoisse adulescente comme un retour de maladie infantile, le film brouille sciemment les repères entre âge enfantin et âge adulte, tout en faisant un sort au confort de la régression fétichiste. Une fête d’anniversaire où tout le monde, gamins comme trentenaires, est costumé sert d’abord de cadre à une comédie musicale acide et minimaliste nourrie par les atermoiements et défaillances du héros, Francisco, et les chamailleries des enfants. Puis Francisco convalescent se retrouve dans une grande maison, veillé par sept garçons dont les comportements doivent obéir à des règles loufoques, pour que puisse advenir la guérison. Tout cela ne ressemble à rien de connu, hormis peut-être à du Lewis Carroll décharné ou à un Magicien d’Oz conceptuel adapté par un disciple du Rivette des années 1970. L’alliance de charme pur (limpidité des musiques de la première partie) et d’extrême sophistication (dans les règles du jeu de la seconde partie) de l’ensemble s’offre aussi comme clef d’entrée dans un univers qui n’a pas peur et s’amuse même de dérouter le spectateur. Tout cela (ces crises existentielles, cette façon de prolonger les sortilèges de l’enfance bien au-delà de la date de péremption) n’est qu’un jeu, Gomes le sait bien, mais un jeu qui mérite d’être pris au sérieux, quand bien même le résultat, et partant l’adhésion du spectateur, restent incertains.

Cette souveraineté du jeu, on la retrouve, mais sur un tout autre mode, dans Ce cher mois d’août, film sans doute le plus emblématique de la « méthode Gomes ». Le jeu, c’est carrément cette fois la fabrication du film, celui-là même que nous voyons se dérouler sous nos yeux et dont le déroulement est fréquemment interrompu par des moments tragi-comiques montrant les dissensions, les hésitations et les imprévus auxquels doivent faire face Gomes et son équipe. Ce « film dans le film » condense le credo esthétique de Gomes pour un film qui s’est tourné sur deux étés, en laissant progressivement advenir le récit, sans idées préétablies. Deux tournages à un an d’intervalle sur les mêmes lieux, un premier plutôt documentaire (cinq personnes en tout et pour tout dans l’équipe), un second mettant en scène une fiction à partir d’éléments (motifs, personnages, légendes rurales) glanés un an auparavant. Il y a dans ce geste une confiance profonde, et devenue presque rare aujourd’hui, dans le pouvoir fécondant de la caméra. « Pour qu’une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder assez longtemps » écrivait Flaubert. « Pour qu’un lieu devienne inspirant, il suffit de l’arpenter et de le regarder longtemps » semble répondre Gomes. Lui-même sait bien qu’il est loin d’être le premier cinéaste ethnographe, mais la nouveauté de son attitude tient dans son détachement, sa langueur, sa façon de se tenir ouvert et disponible sans jamais rien forcer et qu’il met en scène en de savoureux moments d’attente, d’excursion ou de recueil de la parole. La fiction (une histoire d’amour contrarié entre deux jeunes gens au-dessus de laquelle plane l’autorité, voire le désir incestueux, du père de la jeune fille) tire toute sa force de ce terreau vernaculaire et pose même à la mythologie locale. Si ses deux moitiés sont aisément identifiables, beaucoup d’air circule entre elles deux pour former un entrelac élégiaque et poignant. Telle figure locale croisée dans la première partie devient naturellement un héros de fiction dans la seconde. Telle fête rituelle évoquée dans la première devient un événement fantasmatique dans la seconde, sans que l’on sache jamais quel versant, réel ou imaginaire, est le plus authentique. Le tout est rythmé par un chapelet de chansons populaires, valant à la fois chœur antique et commentaire plein de sous-entendus et d’ironie sur les événements de cet été si particulier. Tout cela ne ressemble à rien de connu, hormis peut-être à du Flaherty contemporain qui tel Jacques Rozier aurait choisi le « voyage désorganisé » pour peindre l’incandescence sentimentale.

Cette incandescence sentimentale, c’est, malgré leur grand écart géographique et temporel, le fil rouge qui relie Ce cher mois d’août à Tabou. Quand Pilar, une retraitée lisboète, partie sur les traces du passé d’Aurora, sa vieille voisine acariâtre et mourante, elle est loin d’imaginer, et nous avec, qu’elle ouvre la porte du « Paradis » (le titre de la seconde partie du film, succédant à un « Paradis perdu » contemporain). Cet Eden des passions, celle entre la femme d’un colon et un aventurier aux faux airs de Clark Gable est aussi sans doute l’Eden de cinéma de la courte œuvre de Miguel Gomes. Marqué par le défi formel et esthétique (pas un mot n’y est prononcé, tout passe par la rigueur des cadres carrés et l’intensité du sublime noir et blanc), veillé par les mânes des plus grands (Renoir, Sternberg, Murnau clairement invoqués sans que ce parrainage paralyse le lyrisme de l’ensemble), Tabou est le film avec lequel Gomes vise ouvertement la grande forme, tout en maintenant l’appétit du cinéaste pour l’expérimentation et le tournage-mission. L’hiver dernier, le négatif du film sortait des laboratoires Kodak au moment même où la marque faisait faillite et ce film sera donc possiblement l’un des derniers sur pellicule noir et blanc. Par chance pour cette dernière fois, c’est le travail virtuose du chef opérateur Rui Poças que cette pellicule a eu le bonheur de recueillir. À la passionnelle mélancolie du récit se superpose l’émotion de voir peut-être pour la dernière fois les vibrations de la lumière captée de cette manière-là. L’émotion chez Miguel Gomes émane toujours de multiples strates. S’il n’avait pas été cinéaste, un seul métier lui aurait convenu: celui d’explorateur tant il aime par dessus tout inspecter les frontières pour mieux les effacer: celle entre le futile et le grave, entre le documentaire et la fiction, entre le cinéma bricolé et la grande forme artistique. À seulement 40 ans, Gomes a encore une multitude de frontières à explorer. À cœur vaillant…

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Ambassade du Portugal Instituto Camoes