Mahamat-Saleh Haroun, 
le dernier combattant

Vincent Malausa

Il peut sembler paradoxal de définir aujourd’hui Mahamat-Saleh Haroun comme un « doyen » du cinéma africain. L’auteur tchadien d’Un homme qui crie n’était encore considéré au début des années 2000 que comme un brillant espoir grâce à l’admirable Bye Bye Africa (1998), plongée amère et nostalgique dans la ville de son enfance, N’Djaména. Quelques longs métrages plus tard, Haroun apparaît comme un des seuls survivants d’une décennie de production subsaharienne complète­ment exsangue. La disparition du maître Ousmane Sembène en 2007, l’absence durable des glorieux anciens de la génération précédente (Souley­mane Cissé, Idrissa Ouedraogo…) et le retrait d’Abderrahmane Sissako (qui n’a rien réalisé depuis Bamako, 2007) ont favorisé cette ellipse temporelle qui place aujourd’hui Haroun en combat­tant solitaire charriant, un peu malgré lui, toutes les promesses du continent. Or l’un des premiers mérites du cinéaste aura été justement d’avoir rompu, par son isolement même, avec certains clichés rassemblés sous l’expression si vague et si galvaudée de « cinéma africain ».

Dès Bye Bye Africa, qu’il filme en vidéo à la manière d’un anti-film (le brouil­lon sous forme de work in progress poétique d’une fiction impossible à financer), Haroun s’aventure sur un terrain intime dont la forme en apparence modeste et familiale, où les acteurs sont tous des proches du réalisateur, déploie une réflexion identitaire beaucoup plus large sur les puissances du cinéma, à l’heure de la disparition des salles dans la plupart des capitales africaines. Farouche opposant de la home video à la nigériane et des effets pervers du modèle numérique tel qu’il se pratique majoritairement depuis une dizaine d’années dans les pays d’Afrique (un cinéma de proximité qui conduit au repli, à l’amateurisme et à l’invisibilité), Haroun réalise dès 1998 avec Bye Bye Africa une sorte de manifeste en creux de son rôle de cinéaste: partir de l’intime pour aller vers le plus général (comment faire porter sa voix dans le monde) et recourir à la plus grande simplicité – ici une simple caméra vidéo – pour questionner les limites de son art.

Cette simplicité et cet élan vers l’épure ont trouvé leur forme la plus naturelle dans la structure cristalline et primitive de la fable. Les enfants d’Abouna lancés à la recherche d’un père disparu, la quête de rédemption du vieux bourreau de Daratt et l’histoire œdipienne d’Un homme qui crie raccordent moins avec un goût certain pour le conte (un cliché parmi tant d’autres qui collent aux films africains) qu’avec l’héritage moral et esthétique de Rossellini et du néoréalisme italien, références majeures pour le réalisateur. Ayant dû fuir son pays lors de la guerre de 1979, Haroun semble avoir puisé dans son exil une forme de retrait dont la mélancolie va de pair avec une extrême lucidité (ce que l’on pourrait appeler tout simplement une conscience politique): les films de l’auteur sont ainsi constitués d’un singulier paradoxe d’amplitude mythologique et d’immédiateté réaliste, quelque part entre un idéal rêvé du cinéma et ce retour de réel qui s’impose dans toute sa violence au cinéaste à l’écoute du monde.

Cela peut s’expliquer par le fait que chaque film se vit, pour Haroun, comme un retour au pays – d’où l’importance de la figure du père qui est au centre de tous ses récits. Vivre en France, tourner au Tchad: certains pourraient y voir un luxe (ce serait là encore bien réducteur) alors que c’est précisément dans cette confrontation au réel via un retour sur soi que réside toute la force du cinéma de l’auteur. On ne peut appréhender l’œuvre du cinéaste sans se frotter à l’histoire complexe du Tchad. Pour voir en quoi chaque film d’Haroun en constitue la chronique toujours recommencée, deux rappels suffisent. Lorsqu’il réalise en mars 2006 à N’Djaména Daratt (dont le sujet est la guerre civile qui meurtrit le pays depuis plus de quarante ans), la ville est attaquée par les rebelles. Le chaos qui règne alors menace un temps d’arrêter le tournage. Deux ans plus tard, lorsque le réalisateur est de retour pour mettre en scène Expectations, un moyen métrage sur le sort réservé aux émigrés éco­nomiques, N’Djaména est à nouveau attaquée et l’équipe du film se retrouve coincée en plein désert tchadien. Ces deux histoires ne sont pas de simples anecdotes de making of: elles disent tragiquement combien l’acte de filmer, pour Haroun, demeure soumis à un principe de réalité qui valide autant qu’il questionne en permanence les limites de son statut de cinéaste.

De manière plus explicite encore, Kalala (2005), moyen métrage dans lequel le réalisateur revient au Tchad pour faire le deuil d’un ami qui vient de mourir du sida, révèle cette capacité extraordinaire de l’œuvre à épouser – qu’il s’agisse de fiction ou comme ici de documentaire – un présent qui vaut à la fois comme symbole et réalité très concrète. La simplicité du projet (Haroun filme la parole des proches et l’environnement du défunt), qui fait presque de Kalala un film de famille, débouche sur une réflexion extraordinairement ambitieuse sur la mort. Le regard 
de l’exilé dévoile peu à peu la zone aveugle du film (l’impossibilité d’évoquer la question taboue du sida) dans un élan bouleversant qui fait entrer en écho la dimension subjective de ce projet de deuil poétique et sa grande puissance politique. Réalisé comme Bye Bye Africa avec des moyens rudimentaires, Kalala est le film d’un cinéaste au sommet de son art et probablement le chef-d’œuvre secret de Haroun: l’instant magique d’une carrière où s’exprime de la manière la plus éloquente cet art de tirer d’une douleur intime et vécue dans sa chair une œuvre à la portée inouïe.

Sur un plan purement plastique, les trois « grands films » qui ont apporté une reconnaissance internationale au cinéaste (Abouna et Un homme qui crie à Cannes, Daratt à Venise) ont dessiné les grandes marques d’un style: longs plans séquences magnétiques, cadres soigneusement composés, épure du trait, lenteur des gestes et silences assourdissants des personnages. Le face à face très chorégraphié entre un adolescent et le bourreau de son père de Daratt est certainement le pic d’une esthétique reposant sur des principes de frustration et de tension nerveuse qui sont à rapprocher du western (une manière de renvoyer à la violence des origines et à la réalité d’une guerre civile transformant le pays en Far West). Il est à noter que jusqu’à Daratt, la mise en scène de Haroun se refuse presque systématiquement à l’explosion – tout n’y est que retenue, dignité rentrée et souffrance intérieure. Mais les événements qui ont bouleversé le tournage de Daratt semblent avoir modifié quelque chose dans ce qui pouvait s’apparenter à un système esthétique très rigide. Dans Expectations, une première décharge a lieu sous forme de déflagration mélodramatique: la tension accumulée tout au long du film par le héros (Youssouf Djaoro, acteur fétiche du cinéaste que l’on retrouve dans Daratt et dans Un homme qui crie) ouvre sur une déchirante rupture finale, long plan-séquence cadrant le personnage en train de s’effondrer.

Cette évolution vers une forme d’extériorisation des sentiments trouve dans Un homme qui crie, qui traite de la confrontation d’un père et de son fils en temps de guerre, une forme moins brute mais d’où sourd néanmoins une explosivité nouvelle et salutaire, notamment lorsque le père décide d’aller chercher en side-car son fils blessé de l’autre côté du Tchad. La portée irréaliste ou tout au moins un peu folle de la scène – accentuée par l’attribut comique du masque de plongée qui sert de casque au personnage – se nourrit cette fois d’un héritage burlesque qui, s’il agit uniquement en infra (le film ployant sous la gravité de ses enjeux), n’en reste pas moins un horizon naturel de l’esthétique tirée à quatre épingles de l’auteur. La séquence dans laquelle le père, endimanché dans son costume trop étriqué, tombe du banc que fait craquer sous son poids un collègue, en est le plus clair symbole.

Si la part burlesque refoulée d’Un homme qui crie demeure profondément désespérée et renvoie plus largement au pathétique et à l’absurdité des situations engendrées par la guerre civile (tout le film travaille la question d’une dignité paternelle qui vacille), il apparaît clairement que le style de Haroun est beaucoup moins figé qu’on ne pourrait le croire et demeure propre à évoluer ou se renverser dans les prochaines années. La veine ouvertement comique du téléfilm Sexe, gombo et beurre salé (produit par Arte) l’a d’ailleurs aussi prouvé: celui que l’on a peut-être un peu trop vite installé parmi les nouveaux « doyens » du cinéma africain (avec ce que cela comporte de morgue pontifiante) est loin d’avoir exploité toutes les ressources de sa mise en scène. La productivité de Haroun, dont la réputation de forte tête correspond à une volonté d’en découdre tout à fait bienvenue dans l’apathie générale qui gangrène la production des cinémas d’Afrique, doit être célébrée pour ce qu’elle est: une invitation au bonheur toujours recommencé de filmer.