L’impossible Mr Lean

Eva Markovits

Un raccord: un homme gratte une allumette puis, dans un gros plan, souffle dessus brusquement. La flamme éteinte a embrasé le désert et l’horizon rou­geoyant du plan suivant qui laisse poindre un soleil brûlant, accompagné de la triomphante musique de Maurice Jarre. En une condensation spatiale, temporelle, sonore et narrative, ce simple raccord annonce et met en place le périple héroïque de celui qui va devenir Lawrence d’Arabie, meneur de la révolte arabe de 1916 à 1918 contre l’Empire ottoman.

Un plan: dans un flash-back, une femme se souvient. Elle accompagne un homme à son train, la gare étant leur lieu habituel de retrouvailles et d’adieux et un lieu scénaristique habituel chez Lean. La caméra est tapie dans un sombre tunnel et l’ombre des deux protagonistes descendant les escaliers les précède. Ils s’approchent de la caméra, s’embrassent et se détachent à l’arrivée d’autres ombres menaçantes, tandis qu’un journal s’envole à leurs pieds, dans un jeu de lumière et un noir et blanc quasi expressionnistes. Ils reprennent leur marche. Le sifflet 
d’un train entrant en gare se fond dans les notes stridentes du concerto de 
Rach­maninov qui accompagne la séquence. La femme apparaît fugiti­vement en sur­impression, assise dans un fauteuil, spectatrice de ce souvenir soudain dissipé par la voix de son mari lui demandant la permission de baisser la musique. En un plan, les circonstances romantiques et sordides de cet amour adultère sont résumées, dans une esthétique à la fois léchée et réaliste dont tout senti­mentalisme est exclu; et le dispositif narratif du film est momen­tanément brouillé, passé et présent s’entremêlant, tandis que la femme est submergée par ses souvenirs.

Une séquence: dans un noir et blanc contrasté, les nuages bas glissent sur le ciel tandis que l’orage gronde, une feuille tombe d’un arbre distordu, les éléments se déchaînent. Une jeune femme enceinte peine à avancer. Elle se tord de douleur comme les branches face au vent. Elle aperçoit une maison au loin, en haut d’une colline. La pluie tombe en rafales, les éclairs illuminent de façon intermittente le paysage, et elle parvient à se traîner jusqu’à la maison où elle donne naissance à celui qui sera baptisé Oliver Twist. Les nuages se dispersent, révélant le soleil, alors que le nouveau-né pousse son premier cri.

Ces trois moments de cinéma, quasi muets, représentent sans aucun doute la quintessence même du travail de David Lean. Y sont regroupés son art de la narration visuelle, sa technique du découpage et du montage, son sens esthétique et technique hors du commun. En effet, Lean s’est illustré à la fois comme scénariste – souvent non crédité – monteur et réalisateur. Et même parfois producteur. Il est fondamentalement un conteur et un « homme d’images », comme il aime à se décrire.

Ces trois exemples rassemblent quelques-uns des thèmes et motifs qui se déclinent dans sa filmographie. Le triangle amoureux, le dépit amoureux, la passion, l’interdit, le dépassement de soi-même parcourent sans cesse ses films au détriment parfois d’un contexte politique et historique relégué au second plan, comme dans l’histoire d’amour éhontément romantique du Docteur Jivago.

À la scène des deux amants de Brève Rencontre, font écho deux films mettant aux prises Ann Todd, sa troisième femme (sur six), avec deux hommes: Les Amants passionnés, l’histoire d’un triangle amoureux, et Madeleine, un drame policier écossais. Ou encore Rosy dans La Fille de Ryan, épouse du bon mais monotone Robert Mitchum, intelli­gemment utilisé à contre-emploi, et qui est la maîtresse d’un fringant mais boîteux soldat anglais. Ou inversement Rex Harrison dans la comédie fantastique L’esprit s’amuse, maltraité par les fantômes de ses deux ex-femmes.

La séquence d’Oliver Twist et sa peinture d’une Nature quasi panthéiste, est quelque peu semblable à l’ouverture des Grandes Espérances, si ce n’est que le montage rythmé et frénétique y est à l’opposé des longs panoramiques qui suivent la folle course de Pip. Mais ce dernier se trouve face à une nature tout aussi hostile que la tempête contre laquelle se bat la mère d’Oliver. Tempête qui annonce la séquence monumentale de La Fille de Ryan où les villageois bravent une mer houleuse pour sauver leur héros révolutionnaire irlandais face aux Anglais. Que ce soient les airs qui engloutissent un aviateur zélé dans le captivant Mur du son ou une forêt complice qui vibre aux frissons de Rosy, touchée pour la première fois par son amant, la nature et le monde extérieur sont des personnages à part entière dans les films de Lean. Les plans d’ensemble et les panoramiques d’une plage de sable blanc ou d’une jungle hostile abondent chez lui, mais sont toujours le faire-valoir d’un gros plan de l’individu dont il nous conte l’histoire. Ils sont ainsi le fruit d’une “méthode” cinématographique systématique: replacer dans son contexte pour mieux particulariser. Comme le démontre son tout premier film Ceux qui servent en mer, film de propagande coréalisé avec Noël Coward, et qui alterne les séquences de guerre à grande échelle avec les réminiscences de quelques marins issus de diverses classes sociales.

Ainsi, la figure solitaire de Lawrence d’Arabie sur son chameau ou le Colonel Nicholson arpentant fièrement son pont sur la rivière Kwaï ne sont pas seulement de simples points noirs à l’horizon, mais des personnages profondément humains dont Lean nous fait sonder l’âme. C’est pourquoi il a toujours rejeté le théâtre; son sens du détail et de la métaphore a besoin d’une caméra pour pointer du doigt la chaussure que lâche Katharine Hepburn succombant au baiser de son prince charmant dans Vacances à Venise ou la chaussure de Michael, l’idiot du village de La Fille de Ryan, dont le rythme incessant fait rejaillir les cauchemars de guerre du jeune soldat anglais.

Le cas David Lean n’est en tout cas pas simple. Si son nom est très familier, la connaissance de son œuvre est partielle et son appréciation très inégale. Surtout en France, où il est la cible d’une méfiance voire d’une hostilité quasi traditionnelle vis-à-vis du cinéma anglais. Un mouvement mené par les « jeunes Turcs » des Cahiers du Cinéma avec à leur tête François Truffaut et sa phrase légendaire: « On peut se demander s’il n’y a pas incompatibilité entre le mot cinéma et le mot Angleterre. » Cette attitude a laissé une marque indélébile sur la perception du cinéma anglais en France, où l’on n’a pas admis David Lean au panthéon des « auteurs ». Considéré comme un cinéaste bien trop commercial pour être un véritable artiste, pas assez intellectuel et bien trop anglais pour être intéressant, « un technicien de la mise en scène ou du scénario »1, on le boude en France.

En Grande-Bretagne même, où le cinéma est souvent consi­déré comme un art inférieur, alors que ses premiers films ont été bien accueillis à la fois par la critique et le public, l’énorme succès commercial – et hollywoodien – de ses derniers films, Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie, Docteur Jivago, La Fille de Ryan et La Route des Indes, ne sera pas suivi d’un succès critique systématique. Au contraire, le coût démesuré de ses tournages interminables lui met les critiques à dos, ce qui sera dévastateur pour le cinéaste, qui ne tournera pas pendant quatorze ans, entre La Fille de Ryan et La Route des Indes, son dernier film, qui le réhabilitera.

Difficile donc pour David Lean de se faire une place. Homme à tout faire qui a gravi les échelons un à un, se forgeant d’abord une solide réputation de monteur2, à la fois dans l’air de son temps 
et en décalage, innovateur et obstiné, David Lean est fondamentalement un amoureux du cinéma. Décrit comme un homme assez froid – sans doute à cause de son éducation quaker – obsessionnel et perfectionniste, il se plonge corps et âme dans un tournage. Il a peu de patience avec ses acteurs, est en conflit permanent avec son acteur fétiche, Alec Guinness, avec qui il tourne pourtant cinq films et dont il lance la carrière. Il jure cependant éternelle admiration à Celia Johnson (Brève Rencontre, Heureux Mortels), Katharine Hepburn, et Charles Laughton en Roi Lear du Lancashire, victorien et macho dans Chaussure à son pied.

Une carrière très riche, avec des films de genres variés qui progressent du modeste au grandiose, marquée par diverses périodes, collaborations et inspirations (Noël Coward, Charles Dickens, H.G. Wells, E.M. Forster, Boris Pasternak, Joseph Conrad dont le Nostromo ne voit jamais le jour). Les films de sa période dite anglaise (1942–1954), animés d’un souffle réel, témoignent d’une certaine modernité et méritent absolument une réévaluation; et si, dans sa carrière internationale (1955–1984), ses grandes fresques du passé à la Richard Attenborough3 jurent un peu dans le paysage cinématographique anglais de cette époque, elles sont pour la plupart d’une grande beauté et d’un divertissement merveilleux. En effet, lorsqu’il tourne Le Pont de la rivière Kwaï en 1957, le free cinema se développe avec Les Corps sauvages de Tony Richardson inaugurant une série de films libérés du carcan d’un scénario trop défini et linéaire. Lean s’en préoccupe: « Je crains d’être trop vieux jeu mais j’aime une bonne histoire. »4 Une phrase qui récapitule la simplicité de son postulat. Et un credo qui devrait amplement suffire pour convain­cre le public de La Rochelle de le (re)découvrir.

 

1 Assayas, Olivier, « L’Empire et l’Aventure », Cahiers du Cinéma, n° 373, 1er juin 1985, p. 70

2 Il monte le Pygmalion d’Anthony Asquith, Le 49e Parallèle et Un de nos avions n’est pas rentré de Powell et Pressburger.

3 Richard Attenborough joue un petit rôle dans Ceux qui servent en mer et tourne le film Gandhi, une des nombreuses idées abandonnées de Lean.

4 Lean David, David Lean Interviews, édité par Steven Organ, Jackson, University Press of Mississippi, 2009, p. 23: « I worry about being old-fashioned, but I like a good strong story. »