Le cinéma de Maurice Jarre (1924-2009)

Stéphane Lerouge

« Son écriture déchire l’écran. C’est du Cinémascope avec des notes. Aujourd’hui, si je compose de la musique pour l’image, c’est aussi grâce à Maurice Jarre. »

Alexandre Desplat

Pendant un demi-siècle, Maurice Jarre s’est imposé comme l’un des compositeurs pour l’image les plus ambitieux, à l’écriture puissante et insolite, pulvérisant les conventions, écartant sans cesse la fenêtre du conservatisme, concevant son art comme une fenêtre ouverte sur le monde. Né à Lyon en 1924, il débute aux côtés de Jean Vilar, en écrivant les musiques de scène pour le Théâtre National Populaire, d’où émergent Gérard Philipe et Philippe Noiret. Assidu du TNP, le cinéaste Georges Franju lui propose d’écrire la musique du court métrage Hôtel des Invalides, bientôt suivi par La Tête contre les murs et Les Yeux sans visage. Par un bel enchaînement, la musique de scène fait ainsi glisser Jarre vers la musique de film: cette période fondatrice est l’une des plus singulières de son foisonnant parcours cinématographique. Les contraintes économiques stimulent son inspiration, l’aiguillent vers des échafaudages inouïs, des combinaisons orchestrales bizarroïdes, d’où émergent les timbres d’instruments fétiches: banjo, clavecin, piano mécanique ou ondes Martenot. En l’espace d’une poignée de films, dont plusieurs joyaux noirs signés Franju, Maurice Jarre s’impose comme un compositeur de la poésie et de l’étrange.

En 1962, sa rencontre avec David Lean sur Lawrence d’Arabie révèle un autre visage de Maurice Jarre. « J’avais six semaines pour composer deux heures de musique, précisait-il. J’ai travaillé par tranches de cinq heures espacées de vingt minutes de sommeil. » De ce tour de force, il résultera une fraternité sans orage avec David Lean, doublée d’une collaboration inconditionnelle de quatre films. Et surtout, avec Lawrence, Maurice Jarre impose sa griffe à une échelle mondiale: premier Oscar, suivi en 1964 d’un exil californien. À Hollywood, il signera des partitions majeures pour des metteurs en scène aux univers singuliers: Alfred Hitchcock, Elia Kazan, John Huston, Clint Eastwood, Michael Cimino… Paradoxalement, une fois installé à Los Angeles, Jarre ne cessera de composer pour des cinéastes non américains, qu’ils soient italiens (Luchino Visconti, Franco Zeffirelli), allemands (Volker Schlöndorff), français (René Clément) ou australiens (Peter Weir, qui réactivera le compositeur dans les années 1980). Mais jamais l’industrie hollywoodienne ne javellisera l’écriture de Jarre, son étrangeté, ses mélodies sinueuses, ses harmonies qui frottent, ses audaces orchestrales, son côté à la fois savant et lisible. Son goût pour les formations hors du commun, Hollywood l’a même décuplé, si l’on songe aux vingt-deux balalaïkas de Docteur Jivago, aux huit harpes celtiques de La Fille de Ryan ou douze pianos de Paris brûle-t-il?. Maurice Jarre n’a jamais non plus renoncé à son insatiable curiosité pour les musiques ethniques, une passion née au Conservatoire. Dans ce contexte, on ne s’étonnera guère que sa filmographie résonne comme un appel à l’aventure, aux contrées lointaines, à la découverte des cultures du monde. À sa manière, Jarre était autant un compositeur de l’intime que de l’épique.

À travers sa triple articulation (documentaire, leçon de musique, films), l’hommage du Festival de La Rochelle à Maurice Jarre nous raconte l’histoire d’un jeune compositeur lyonnais qui, en écrivant pour l’image, a pleinement pris conscience que « depuis le XXe siècle, le cinéma est devenu l’opéra de notre époque ».