Pour en finir avec cinq idées reçues sur les films d’Eric Rohmer

Alain Bergala

Première idée reçue : Les films de Rohmer sont d’aimables chroniques des modes de leur époque. Cette apparence de chronique nonchalamment filmée au fil des jours participe de la grande élégance des films de Rohmer. Mais ce sentiment que l’on peut avoir d’être embarqué sur une rivière dont le cours imprévisible est livré aux aléas et à la contingence du  paysage traversé, de la météorologie, des humeurs du pilote, des courants imprévisibles, cache la plus rigoureuse des géométries et une structure sans failles. C’est que Rohmer,comme Renoir, pense que ce qui importe vraiment dans un film, ce sont les détails concrets et la ligne générale abstraite, mais surtout pas la gestion de la zone intermédiaire  où s’enlisent tant de cinéastes moyens – zone où ceux-ci ne filment ni vraiment le monde ni vraiment l’idée mais une sorte de fade compromis entre les deux. Pour Rohmer la réalité  précise des détails et du visible doit toujours cacher une ligne générale rigoureuse, pour lui, mais qui n’a pas besoin d’être énoncée ni visible. Je ne sais plus qui écrivait, sans doute Pessoa, que personne n’est amoureux du squelette de sa dulcinée, même si sa beauté dépend de ce squelette. Rohmer nous donne à goûter la singularité de surface des choses et des  êtres qu’il filme, le velouté de leur épiderme, la fugacité des apparences, la fragilité de leurs voix, et prend le plus grand soin de nous cacher le squelette qui les fait tenir fermement  debout. Loin d’être un pur reflet de l’écume des jours, et de ce fait périmables comme les modes, les films de Rohmer apparaîtront de plus en plus comme ce qu’ils sont : des oeuvres classiques, charpentées avec une rigueur et une solidité à toute épreuve, qui leur permettront de résister au temps et de trouver une place solide dans l’histoire du cinéma.

Deuxième idée reçue: Les films de Rohmer, ce sont des petits bourgeois intellos qui se regardent le nombril. Il est vrai que les personnages de Rohmer sont des gens portés sur l’auto analyse, plutôt bavards en général, et que leur vie sociale leur laisse le loisir de se livrer aux jeux de l’amour et du hasard. Mais ses films ne sont jamais complices de leur  auto-complaisance. Rohmer est un moraliste, c’est-à-dire quelqu’un qui a toujours du recul critique sur ses personnages. Il filme en même temps le personnage qui se complaît dans l’image leurrée qu’il se fait de lui-même et ce qui lui échappe, ce qu’il ne peut contrôler de ses gestes, de sa voix, de ses regards, de ses postures. L’art de Rohmer, son humour, sa  lucidité, sa subtilité, tiennent dans cet écart entre le moi imaginaire dont se gargarisent ses personnages et tout ce que sa caméra enregistre d’indices où se lit, pour qui sait voir et entendre, une vérité sur eux-mêmes dont ils n’ont pas conscience. Cet écart exige un spectateur attentif, en alerte, sensible aux moindres détails de comportement corporel qui trahissent comme des symptômes les mensonges qu’ils se font à eux-mêmes et auxquels d’ailleurs ils croient vraiment. Cet (éc)art n’existerait pas sans un art de l’acteur, où Rohmer excelle, qui consiste à les mettre en condition et en confiance pour qu’ils croient à leurs personnages tout en laissant la réalité de leurs corps abandonner quelque chose de la pure  maîtrise et de l’autocontrôle. Rohmer ne fait jamais de « direction d’acteurs » au sens autoritaire de cette expression. Il prend tout son temps pour les mettre en condition de lui donner le jeu et le personnage qu’il attend d’eux, mais aussi pour qu’ils se laissent prendre par la caméra ce qui leur échappe, dont il a tout autant besoin pour son film. Cette part moins  contrôlée, qui est la part du vivant de chaque prise, il a su en voir en amont le potentiel par l’observation lente de ce que ses acteurs sont dans la vie. Pour qu’elle surgisse pendant le tournage, il y faut une relation de confiance et d’abandon que Rohmer a toujours excellé à créer avec ses comédiens, relation déjà acquise au moment des prises, où tout a l’air de se passer par télépathie et contagion, dans lenon-dit, sans direction d’acteur, sans « le cinéma » du cinéma. Les films qui s’en tiennent au pur registre de l’imaginaire peuvent être  agréables, voire réussis mais sont condamnés à rester des oeuvres mineures, à évaporation rapide. L’imaginaire seul n’a jamais suffi à faire un grand film. Les films de Rohmer n’en   restent jamais à ce stade inférieur, dont se contentent les petits maîtres du cinéma de l’imaginaire. Il a été très tôt converti au  cinéma de Rossellini et sa conception du personnage  qui croit avancer librement dans le monde, prisonnier de son imaginaire et qui va rencontrer sur son chemin, au moment où il s’y attend le moins, son « point de réel », ce moment où quelque chose vient l’atteindre de l’extérieur (le rayon vert, l’aveu de l’homme délaissé qui en aime une autre, une voiture qui klaxonne et oblige le personnage à démarrer) et déchirer en une seconde les leurres de l’imaginaire pour l’ouvrir à sa propre vérité par une sorte de coup de théâtre dans la conscience qu’il a de lui-même.

Troisième idée reçue : les films de Rohmer se ressemblent tous. Il y a pourtant peu de cinéastes qui ont balayé un spectre aussi large du cinéma. Films contemporains, films historiques, adaptations littéraires, films écrits au millimètre, films improvisés sans scénario, films de studios, films tournés en pleine nature, films d’intérieurs, films parisiens et films de province. Alors qu’il a fait partie de la  génération des Cahiers du cinéma qui a inventé la notion d’auteur, il a expérimenté d’autresmodes de création au cinéma où le cinéaste choisirait de partager son film, dans une  certaine mesure, avec ses acteurs, ses techniciens. Il est allé parfois jusqu’à s’effacer comme auteur pour laisser ses proches collaborateurs, ses actrices, réaliser des films, dont il  était l’ange tutélaire, en les signant comme technicien. Un peu à la façon des peintres de la Renaissance déléguantaux apprentis de leur atelier une part de leurs créations, au point
que les historiens de l’art ont parfois du mal à les attribuer au Maître ou au disciple.

Ce qui peut donner cette impression que les films de Rohmer se ressemblent, c’est que l’on y retrouve, en deçà de leurs différences, un ton, une petite musique qui fonctionnent comme  un péage magique pour un univers qui est le sien, un univers de douceur, d’intelligence et de vraie légèreté. Cette légèreté rohmérienne est celle, rare, des gens qui sont capables de  dépasser le poids des idées et de la culture dont ils sont riches pour retrouver la grâce d’une innocence seconde, d’autant plus émouvante qu’elle est gagnée sur la pesanteur qui leste  tant d’intelligences. Cette légèreté est souvent gaieté innocente. Peu de films ont autant de vraie fraîcheur du regard que ceux de Rohmer. Pas la fraîcheur frelatée inscrite sur les  étiquettes des produits de consommation. Une des plus grandes qualités de son cinéma est l’attention aux petites choses, que les scénarios plus lourds des autres cinéastes écrasent  souvent par souci d’efficacité. Rohmer est un goûteur, et il y a quelque chose de cinématographiquement franciscain chez lui lorsqu’il déguste la grâce de deux jeunes filles, la lumière  du soir dans la campagne, la beauté des mots et la subtilité d’une émotion ténue.

Quatrième idée reçue : Rohmer est un cinéaste « littéraire » pour qui les dialogues sont plus importants que la mise en scène. Ce serait confondre la mise en scène avec les effets de mise en scène qui lui ont toujours fait à juste titre horreur. La plus belle des mises en scène, à ses yeux, était celle qui avait l’élégance et la discrétion de ne pas être voyante, ni même visible. S’il a été dans son époque Cahiers un grand défenseur du cinéma de Howard Hawks, c’est en partie pour cette qualité non ostentatoire d’une mise en scène qui semble toujours couler de source, ne demander aucun effort particulier. Rien n’est plus éloigné de la morale esthétique de Rohmer qu’un cinéma qui montre ses muscles pour dire au spectateur :  regardez ce que je sais faire et combien c’est difficile. Mais le manque d’attention des spectateurs d’aujourd’hui est tel que le risque est de plus en plus grand de les voir confondre cette discrétion classique avec une absence de mise en scène. La mise en scène n’est pas forcément affaire de mouvements de caméra ostentatoires ni de montage exhibé.

Rohmer a toujours oscillé entre des films à langage cinématographique articulé et assumé (le découpage, les champs contrechamps) et des films où il cherchait à retrouver quelque chose de plus natif, de plus primitif, où il avait besoin de revenir à un cinéma plus instinctif, plus « amateur » au bon sens du terme. En grand connaisseur du cinéma classique, il en  maîtrisait parfaitement le langage, mais il savait aussi que le langage cinématographique, s’il permet de raconter plus rapidement et plus efficacement, finit vite par dévorer ce qui  constituait à ses yeux l’essence même du cinéma: la présence des choses, des gestes, des voix, des variations de lumières et de couleurs. Il y a une sorte de prévention permanente,  quasiréflexe chez lui, contre la tentation du « langagisme » cinématographique qui est toujours domination de la valeur d’échange, du social, de l’économie marchande sur la vocation première, ontologique, du cinéma. Éric Rohmer n’a jamais cessé d’être bazinien et essentialiste.

Cinquième idée reçue : Rohmer est un cinéaste du faux. Rohmer est un musicien en cinéma. Quand on entre dans un de ses films, on peut avoir l’impression au cours des premières minutes que les acteurs parlent faux, que leur ton est affecté et que cette façon de jouer et de parler n’est pas « naturelle ». C’est précisément le faux « naturel » des films ordinaires  qu’il a toujours voulu fuir comme la peste. Le vrai réalisme, à ses yeux, était incompatible avec le naturalisme qui empoisonne le cinéma français. Il était convaincu, comme Bresson,  comme Godard, que les cinéastes standard ont perdu la capacité d’attention à l’importance du langage et des mots et se contentent d’imiter le langage stéréotypé des autres films. Le  cinéma, pour Rohmer, ne devait jamais partir du cinéma mais toujours de la réalité et de sa propre musique intérieure. Si l’on écoute bien ses films, on s’aperçoit qu’il met en place une  partition de voix, de mots, ressemblant à aucune autre. Au bout de quelques minutes, quand l’on a congédié en soi les dépôts polluants des codes naturalistes des autres films, les  instruments donnent soudain l’impression d’être harmonieusement accordés et ce que l’on avait perçu au début comme faux devient la délicieuse musique rohmérienne que l’on a du mal à quitter quand le film s’arrête. Thélonious Monk ne jouait jamais d’un piano qu’il n’avait pas auparavant désaccordé, mais désaccordé à sa façon, en se fiant à son oreille intérieure, c’est-à-dire en l’accordant autrement que tous les accordeurs de tous les autres pianos. Quand on écoute un disque de Monk, c’est le faux de cet accord-désaccord-là qui nous  enveloppe et devient la condition de notre plaisir et de notre accoutumance. Il en va exactement de même pour les films d’Éric Rohmer. Toutes les voix des acteurs de Rohmer sont choisies contre la pseudo-justesse des autres films mais pour leur capacité à s’harmoniser dans une harmonie qui est la sienne, unique.

On l’aura compris, le cinéma de Rohmer est une pierre de touche du bon spectateur, actuellement bien malmené par un cinéma qui lui laisse de moins en moins le loisir d’être attentif, de profiter également à chaque instant de ce qui lui est offert par le film, de goûter le film tout en partageant les plaisirs du cinéaste en train de le faire, et surtoutd’être intelligent, mais   d’une intelligence accueillante, joueuse, gaie, et non de l’intelligence rance de ceux qui se veulent plus malins que le film ou que ses personnages. Les films de Rohmer sont le meilleur  antidote, et le plus jubilatoire, à ce qui ne va plus dans un cinéma qui a oublié ce que devrait être la nécessaire souveraineté d’une création qui n’a pas de comptes à rendre aux attentes normalisées.