Et il y a des moment où je suis presque heureux de vivre

Raphaël Millet

Le cinéma de Ghassan Salhab est âpre et exigeant. Il ne se donne pas facilement tant il refuse tout compromis, toute concession, sans doute par crainte de compromission avec la  forme dominante de la commercialité audiovisuelle qui est si loin de ses préoccupations. Dire que c’est un cinéma qui ne se donne pas, ne veut pas dire qu’il se refuse complètement, mais qu’il rejette tout racolage et toute facilité. Ce n’est pas un cinéma qui vient vers vous, mais un cinéma vers lequel il faut aller. En un sens, c’est un cinéma qui se mérite.

La ligne cinématographique que Ghassan (c’est ainsi qu’au Liban on l’appelle ; on ne dit que très rarement « Salhab »), trace avec persévérance depuis près de vingt cinq ans en fait un  des cinéastes les plus importants du cinéma libanais de l’après guerre civile. Pour qui connaît un peu la scène cinématographique beyrouthine, Ghassan, plus âgé d’une dizaine d’années environ que la plupart des autres réalisateurs (les Khalil Joreige, Joanna Hadjithomas, Danielle Arbid, Akram Zaatari, etc.) qui sont et font le cinéma libanais d’aujourd’hui sur la scène  internationale,  est indéniablement l’aîné vers qui les autres regardent non sans respect. Cela ne fait pas de Ghassan une figure tutélaire, mais bien plutôt une figure légèrement  solitaire qui plane un peu au-dessus d’une scène libanaise en effervescence. Cette indéniable distinction au milieu de la mêlée beyrouthine lui vient largement du fait qu’il est certainement le plus rigoureux, le plus constant et le plus prolifique de ces cinéastes.

Ainsi, après une première bordée de courts métrages tournés entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990, tels que La Clef, Après la mort et Afrique fantôme qui lui  ont permis d’affiner son style et surtout définir la tonalité générale de son oeuvre, Ghassan a su aligner avec une certaine régularité (environ tous les trois ou quatre ans) une série de  longs métrages de fiction, Beyrouth fantôme, Terra incognita et Le Dernier Homme, puis un long métrage documentaire, 1958, formant aujourd’hui le corpus central de son oeuvre. À  cela se sont mêlés des films plus courts relevant tout à la fois de l’essai, de l’étude et du journal intime, alliant bien souvent fiction et documentaire, comme La Rose de personne, Mon  corps vivant, mon corps mort, Narcisse perdu, Brève rencontre avec Jean-Luc Godard ou le cinéma comme métaphore et (Posthume).

À vrai dire, c’est tout son cinéma qui relève de l’essai (ici pris aussi au sens de « tentative ») et met en abîme, à l’épreuve et en question tant le statut de l’image (pellicule/vidéo,  animée/fixe) que le statut du récit (document/fiction, collectif/intime, témoignage/interprétation). Ce qui travaille Ghassan au corps (et au coeur), c’est la question fondamentale de la double impossibilité d’être et de ne pas être au monde. Question qu’il s’efforce d’appréhender avant tout à travers la philosophie et plus encore la poésie. Et c’est sans doute là que se  rouve la définition la plus juste de son cinéma, s’il fallait en donner une: un cinéma où philosophie et poésie s’entremêlent, et où règne une incertitude ontologique comme existentielle qui implique une retenue dans le discours, la photographie et la mise en scène. Car ce cinéaste pensif est un penseur cinématographique. Et son cinéma, une pensée triste qui se filme.

Comme Godard, Ghassan a une haute conscience du tragique de l’existence historique, et du fait qu’elle est hélas parfois plus pathétique que tragique, ce qui fait qu’on ne peut  sérieusement l’envisager sans une certaine forme de distanciation à la fois ironique et empathique. Bien évidemment, l’expérience de la guerre dans toute son horreur et son absurdité  en son propre pays n’a fait qu’accentuer ce sentiment, chez lui. Que reste-t-il alors, sinon une puissante mélancolie qui s’incarne dans de lentes figures désincarnées circulant de film  en film, telles des fantômes (ou des vampires, comme dans Le Dernier Homme), errant seuls, absents auxautres comme à eux-mêmes, perdus dans un hier régnant désert, véritables spectres dans un champ de ruines… À force d’être repoussée dans ses derniers retranchements, la matière même de ces êtres et de cette ville se dématérialise, au propre comme au  figuré, réduite à l’improbable probabilité de sa présence. Déjà, dans Afrique fantôme, le vieil homme sur le point de mourir disait : « Ce que capte l’enregistrement n’est qu’un fantôme. »

Ghassan a fait le choix, il y a maintenant une douzaine d’années, de se consacrer pleinement à son pays d’origine, et plus particulièrement à sa ville où vit sa famille. Ce qui s’offre au  regard dans ces films, c’est avant tout l’image de Beyrouth, sans cesse détruite, reconstruite, dont le devenir ruine s’impose. L’expression « c’est Beyrouth » est passée dans le langage courant et désigne l’idée même d’une ville réduite à l’état de champ de bataille et faite de gravats accumulés au fil des guerres (car comme le montre fort bien son 1958, la «  première guerre du Liban » date d’il y a plus de cinquante ans). Mais, justement, y a-t-il une vie après Beyrouth, après la guerre, après la mort ? Toujours les mêmes questions, depuis les premiers courts métrages. Et malheureusement, à peu près toujours les mêmes réponses. À savoir qu’il n’y a qu’à tenter de faire son deuil, le deuil impossible car le deuil de  soimême à l’instar de certains des personnages les plus sombres, les plus dépressifs, qui reviennent d’un film à l’autre.

Le chemin de la renaissance, s’il existe vraiment, passe par le pays de la mort, ce pays où l’on va en perdant la mémoire alors même qu’on essaye de sauver quelques débris du passé pour mieux se réapproprier un présent qui nous échappe tout autant. L’un des acteurs-témoins de Beyrouth fantôme le dit fort bien: « Peut-être que cela finira d’achever une fois pour toutes cette fichue ville. Je veux dire que cela lui donnera enfin une vraie mort, une mort franche, parce qu’après tout, c’est là notre problème. On voudrait se relancer. Renaître. Alors que nous ne sommes pas vraiment morts. Nous sommes juste des mourants. » Cet entre-deux est anti-dynamique. C’est bien pour cela que rien ne bouge vraiment à Beyrouth, que  nombreux sont les Beyrouthins qui y ont le sentiment d’y être englués et d’y faire du surplace, et que seule plane une lancinante mélancolie.

Ce chemin de la renaissance n’est pas sans détours ni obstacles, à l’image du long travelling urbain (et dans lequel les spécialistes de Godard sauront reconnaître un hommage) dans  des rues en ruines qui ouvre précisément Beyrouth fantôme. C’est aussi un chemin qui ne mène généralement nulle part, ou en tout cas d’un nulle part à l’autre, à l’instar des multiples travellings avant et arrière qui partent en quête, une fois de plus, d’une Beyrouth détruite par les bombardements israéliens de l’été 2006 dans (Posthume). Mis bout à bout, ces  travellings sont éminemment déprimants, car ils se terminent dans une impasse. L’impasse de l’Histoire. C’est à se demander s’il y a encore de l’espoir. « Nos pères sont la cause de  notre ruine; nos pères sont malades et il est fort probable que nous irons encore plus mal qu’eux », disait Robert Burton dans son Anatomie de la mélancolie. Propos des plus sombres  très clairement assumé dans Le Dernier Homme (dont le titre arabe, Atlal, signifie « les ruines », ou mieux encore « ce qui reste des ruines ») où il est dit : « C’est toujours le pire qui  nous attend. » Propos malheureusement confirmés par l’Histoire elle-même, puisque à peine terminé Le Dernier Homme, la destruction s’abattait de nouveau sur Beyrouth, amenant le  cinéaste à reprendre la caméra pour témoigner au-delà de la mort. En ce sens, (Posthume), l’un des plus beaux films de Ghassan, en est aussi l’un des plus désespérés. On l’y sent au  bord de l’épuisement physique et moral face à ce qui arrive, qui est si absurdement terrible qu’il ne peut plus décemment être envisagé sous l’angle de la fiction. Car vient un moment où la réalité dépasse l’affliction.

Et même si c’est le soleil noir de la mélancolie qui éclaire les films de Ghassan, la lumière dans laquelle baigne Beyrouth, les pieds dans la Méditerranée, reste belle à en mourir de désir. Et sans désir, le cinéma ne serait rien.