Bent Hamer

Pascal Mérigeau

Sans doute les critiques et les historiens de cinéma n’ont-ils pas raison de souvent négliger les conditions climatiques dans lesquelles les films naissent. Ainsi les cinéastes du Nord de l’Europe sont-ils pour beaucoup, chacun à sa façon, de drôles de cinéastes. Il leur arrive parfois d’être aussi des cinéastes drôles. Bent Hamer est de ceux-là, qui se situe quelque part entre le Suédois Roy Andersson (Chansons du deuxième étage) et l’inégalable Aki Kaurismäki, Finlandais si désespéré qu’il choisit généralement d’en rigoler. Résolument inclassable, donc, ce qui en soi constitue déjà une qualité appréciable, et orgueilleusement unique, c’est une vertu.

Ses films paraissent tombés de nulle part. Eggs (1995) plus encore que les autres, parce que le premier long métrage d’un auteur dont, par définition, personne ne savait rien encore, mais surtout parce qu’il décrit la rencontre d’un être venu d’ailleurs, autant dire de nulle part, justement, et de deux septuagénaires vivant dans une maison isolée située précisément au milieu… de nulle part, comme quoi on y revient sans cesse. L’inconnu descendu du ciel, au moyen de l’ascenseur hydraulique d’un bus pour handicapés, vingt-cinq années après que la capsule « Eagle » se fut posée sur la lune, se nommait Konrad et se trimballait avec pour tout bagage, une boîte d’œufs. Jolie carte de visite, sur laquelle le cinéaste au lendemain du Festival de Cannes 1995 pourra faire graver un Prix de la Critique Internationale. Comme quoi les critiques ne se trompent pas aussi souvent qu’on se plaît parfois à l’affirmer.

Pour balader son monde, ou pour une toute autre raison, allez savoir, Bent Hamer choisit ensuite d’établir son territoire dans le Sud de l’Espagne, histoire peut-être bien de dessiner une première diagonale sur la carte de l’Europe. Les gens du Nord sont assaillis parfois par un insupportable sentiment de solitude qui les décide à aller voir si ailleurs les autres se montrent moins distants. Un marin effectuant son premier voyage hors de sa Norvège natale s’égarait dans une ville portuaire et y rencontrait un homologue venu, lui, d’Australie. Comme si l’Europe ne suffisait déjà plus à Bent Hamer, dont la logique, forcément imparable en ceci que la sienne propre, lui donnait à rêver d’inscrire sa marque sur le globe terrestre. Au lendemain de ceJour sans soleilrévélé en 1998, le cinéaste cessa brutalement de donner de ses nouvelles. Perdu dans la stratosphère, Bent Hamer ? Non, tapi dans sa cuisine. Enfin, dans une cuisine. Celle de célibataires exposés au regard d’observateurs chargés d’étudier leur comportement au quotidien. Et bien évidemment, les observés doivent faire tout comme ils en ont l’habitude, c’est-à-dire, pour commencer, comme s’ils n’étaient pas observés, sinon ça ne serait pas de jeu. Ce ne serait, surtout, pas si irrésistible. On ne connaît en effet aucun spectateur, normalement constitué ou non, que les Kitchen Stories de Bent Hamer ne soient à même de placer dans cet état d’euphorie voisin de l’hébétude dont le cinéma semblait depuis des années avoir perdu le secret. C’est que le gaillard possède ce que, faute de terme plus précis, on désignera comme un regard. Et le regard d’un cinéaste offre au monde d’apparaître transfiguré sans cesser jamais de se ressembler. Au début, ils n’ont l’air de rien, ces types dans leur cuisine, et puis on en vient à les considérer d’un œil différent, et s’ils sont drôles c’est qu’ils ne font rien pour l’être et n’ont aucune conscience de l’empire qu’ils exercent sur le spectateur. Et en effet, ils ne sont rien, puisqu’ils sont précisément comme nous. Enfin, ce n’est pas tout à fait aussi simple que cela, bien entendu, mais à l’écran c’est ainsi, tant il est vrai que, pour un artiste, il n’est rien qui soit plus compliqué à produire que la simplicité.

Un artiste, justement, est au centre du quatrième long métrage de Bent Hamer. Il a nom Henry Chinaski, écrivain inédit obsédé par l’écriture, laquelle lui laisse tout de même le temps de se pochetronner, de se faire jeter avec fracas des petits boulots censés lui procurer son minimum vital, papier et bouteilles, et de rencontrer des nanas qui lui portent sur les nerfs et le mettent sur le flanc. Il n’est pas nécessaire d’avoir suivi des études littéraires pour savoir que Henry Chinaski est le double de cinéma de Charles Bukowski, dont le film est l’adaptation d’un des livres, mais si l’impression vous vient qu’il ressemble plus encore à Matt Dillon qu’à l’auteur des Contes de la folie ordinaire, ne vous reprochez pas d’avoir vous aussi abusé des alcools forts : c’est normal en effet puisque Henry Chinaski est incarné par Matt Dillon. Lequel a pris pour l’occasion la place assignée à l’origine à Sean Penn, mais ça, pour le coup, c’est de la petite bière, vu que Matt Dillon donne à son personnage une classe folle, que la relation de ses comportements ne permettait certes pas d’imaginer. L’acteur y est pour beaucoup, c’est entendu, mais le cinéaste pour davantage encore, car faire d’un écrivain bourré et vautré une créature flamboyante, un seigneur, n’est certes pas donné au premier filmeur venu, fût-il originaire de contrées où la consommation d’alcool prend à en croire les mauvaises langues la dimension d’un sport national.

Factotum (2005), Bent Hamer s’était installé dans le Minnesota. Fut-il, à son retour au pays, saisi par un climat dont il avait oublié la rigueur ? Autant Henry Chinaski était un personnage explosé de l’intérieur et qui se répandait dans toutes les directions sans surtout vouloir rien contrôler, autant Odd Horten mène l’existence la plus rangée qui soit, celle d’un conducteur de train fumeur de pipe auquel son trajet de retour, au lendemain de son dernier parcours de cheminot, va donner l’occasion de vivre une nuit de folie, qu’il traversera sans se départir jamais de son impassibilité. Mais à bien y regarder, Odd Horten est aussi paumé que Henry Chinaski et ses copines, même si c’est sur un mode en apparence contraire. C’est que cet homme ordinaire considère d’un même regard les circonstances les plus banales et les événements les plus extraordinaires, qui de fait en viennent à se ressembler et à se confondre. Imaginez un peu que le fraîchement retraité des chemins de fer, pour avoir raté le train qui devait le reconduire à Oslo se trouve, entre autres péripéties, coincé dans la chambre d’un enfant qui lui est inconnu et refuse obstinément de s’endormir autrement qu’en sa présence, puis en situation de réaliser son rêve de toujours de saut à ski sur grand tremplin. Pour qui vient de recevoir une « locomotive d’argent » de ses collègues imitant en chœur, et avec quelle virtuosité, le roulement des essieux, c’est plus qu’une consécration, un achèvement.
Ce film délicieusement frappadingue qu’est La Nouvelle Vie de monsieur Horten voit encore un groupe de cheminots participer à un quizz ferroviaire où il leur est proposé d’identifier une motrice au son ou de désigner la section d’un trajet à la seule écoute du bruit produit par les roues sur les rails. Tout cela pour ne rien dire d’une dérive automobile à l’aveugle dans les rues d’Oslo.

Interprète du rôle de l’impayable monsieur Horten, l’acteur Bård Owe, remarqué par Bent Hamer à travers sa participation au Kingdom de Lars von Trier, livre une composition que l’on est tenté de qualifier de géniale. Elle l’est en effet, mais elle offre également, sans qu’il puisse être question de rien lui retirer, d’approcher une des caractéristiques essentielles de la « manière » Bent Hamer, dont l’expertise en matière d’orfèvrerie cinématographique se double d’une sensibilité de nature presque littéraire. Le cinéaste sait en effet merveilleusement choisir ses comédiens, qu’il ne tient pas pour des instruments parmi d’autres de sa mise en scène, mais dont il fait au contraire les éléments centraux, et même la seule et vraie raison d’être. C’est là une des grandes originalités et une des forces majeures de son cinéma, qui lui permettent d’atteindre à une humanité et une profondeur que la seule description de ses films ne permet pas de seulement entrevoir. Les gags peuvent être dessinés au millimètre et au dixième de seconde près, la mécanique tourner à plein régime et se révéler souverainement implacable, sans que jamais l’ensemble se trouve exposé au risque de la sécheresse ou menacé de froideur. Ce travail d’horlogerie, où les mots sont si rares qu’ils sont tenus de sonner juste, où les cadrages ne peuvent être que parfaits, où les plans ne doivent durer ni plus ni moins que ce qu’ils durent, exprime et communique un sentiment de tendresse, une impression de chaleur qui ne s’oublient pas.

 

Avec le soutien de l’ambassade de Norvège