Werner Herzog, au paroxysme de la beauté

Antoine de Baecque

« N’entendez-vous pas alentour ces cris effroyables que, communément, l’on appelle le silence », inscrit Werner Herzog en exergue à L’Enigme de Kaspar Hauser, sur l’image inaugurale d’un champ de blé agité par les vents. Ce plan dit beaucoup de l’univers du cinéaste munichois. D’abord son indéniable caractère visionnaire, l’art du plan relevant chez Herzog d’une forme d’envoûtement face à la nature, à ses paysages, cadrés serrés ou montrés grandioses, à ses couleurs, éclatantes ou passées, comme embuées de mélancolie, et à ses mouvements, les plus infinitésimaux comme les plus lyriques. Ensuite, son aspect crypté: il y a toujours une image derrière l’image chez Herzog, un texte sous le texte, une histoire dans l’histoire et une porte à ouvrir, même si, généralement, personne n’en possède la clé. Films palimpsestes, ?uvres gnostiques, paraboles non résolues et questions sans solution évidente, les 23 longs métrages de Werner Herzog regorgent de figures du mystère, de secrets et de signes à interpréter, et ces films sont ouverts puisque le cinéaste réserve le rôle herméneute à son spectateur. Enfin, ce plan de Kaspar Hauser, de même que cet exergue, forment une image-texte de l’excès, car il y a dans les films du cinéaste un rapport de vérité à la transe, une sorte de révélation via le moment fatal, une authenticité du paroxysme, un avènement radical par le monstrueux, qui font de Werner Herzog l’un des grands cinéastes de la catharsis et de l’exorcisme. Comme le dit Kaspar Hauser, encore, vers la fin de sa brève existence d’idiot extatique et visionnaire, la vie de l’homme commence par sa chute en ce monde, et toutes ses actions, toutes ses représentations, toutes ses pensées, sont comme teintées par la mélancolie de cette déréliction, comme l’empreinte terrible et magnifique de sa condamnation.

Werner Herzog est entré en cinéma pour filmer cela, cette chute, mais aussi ces visions, ces mystères, ce paroxysme, incarnés par des acteurs géniaux, de Klaus Kinski à Tim Roth, ou des amateurs inspirés, tels le psychotique Bruno S. ou le nain Helmut Döring, le tout enregistrés sur des paysages divers mais habités intimement, du Sahara à l’Australie, du pôle sud à la terre d’Alaska, en passant par bien des points du globe puisque ce grand voyageur est sans doute l’un des rares cinéastes à avoir ramené pour ses films des images des cinq continents. Considérant le cinéma comme une mission, Herzog a donné à tous ses films une éthique, et la morale chez lui est moins affaire de travelling que d’une vérité du tournage, celui-ci ressemblant quoiqu’il arrive à une forme d’épreuve révélatrice, d’ordalie définitive, de performance quasi sportive. Cet homme, fasciné par quelques belles figures sportives ? Nuber, capitaine et buteur de l’équipe des Kickers d’Offenbach, Steiner, champion du monde de saut à ski, Messner, alpiniste de légende qui fut le premier homme à conquérir tous les 8000 mètres de la planète ?, athlète lui-même et baroudeur, attache la beauté de ses films à l’aventure que fut leur tournage, une aventure parfois totale, irréelle et folle, démente et démesurée, mais qui semble un chemin escarpé vers la connaissance. Pourquoi voyage-t-on si loin et si péniblement parfois? Pour mieux revenir et se retrouver seul, face à soi-même, sans échappatoire… Werner filme pour cette raison, passant le plus souvent par cette tourmente qui met en danger ses entreprises cinématographiques, qu’elles soient fictionnelles ou documentaires. Il tourne pour se retrouver seul, nu, face à sa propre tristesse, sa mélancolie, son amour des fous, des imposteurs, et ses obsessions de peintre: il filme le monde comme un autoportrait, et ce que l’on voit à l’écran, sur ce visage-monde, hurle toujours « ces cris effroyables qu’on appelle le silence ».

La logique du tournage, chez Herzog, est aussi implacable qu’une pièce à conviction. Voici ce que lance Klaus Kinski, comme un défi, à la fin de Fitzcarraldo, à tous ceux qui pourraient remettre en cause le récit de son aventure: « La preuve que cela existe, c’est que je l’ai vu! » La preuve de la grandeur des films du cinéaste allemand, c’est donc tout simplement qu’il les a tournés, mais en les arrachant à la jungle, au désert, aux difficultés accumulées, presque désirées. C’est ce fait même qui sauve le cinéma, et rend si fascinants les héros herzoguiens, qu’ils soient nains, bossus, idiots, aveugles, ou tous plus ou moins métèques. Ils portent sur leur corps la preuve de l’existence du cinéma, comme une empreinte du monde soudain rendue visible, comme une vision volée à l’authenticité de la vie. D’où, dans la plupart des films du cinéaste, une tension palpable dans le plan, celle qui réside de l’enregistrement d’actes et de performances littéralement incroyables, où rodent les dangers, traversés par des signes mystérieux, des visions soudaines et bouleversantes. Les tourments d’Aguirre sur son radeau, assailli par des centaines de singes; les ciels, les landes, les déserts, qui surgissent de l’esprit voyant de Kaspar; les cimes glacées qui hantent le héros devin de C?ur de verre; les délires de Fitzcarraldo; ou enfin les petits films enregistrés par Timothy Treadwell dans le dos même des Grizzly au milieu desquels il vivait tous les étés, jusqu’à en être dépecé, éparpillé, dévoré. Là, comme la preuve par excellence, le cinéma de Werner Herzog ne peut pas jouer avec la vérité: il en enregistre la brutale irruption à l’écran, démesurée, inquiète, banale, affligeante, terrifiante, comme ces cris d’un homme en train d’être dévoré par une bête furieuse, qu’il aime pourtant par dessus tout, ces cris qui, dans Grizzly Man, arrachent des larmes au cinéaste, qui les écoute pour ne pas nous les faire entendre.

Près de la moitié des films de Werner Herzog commence de la même manière, avec quasiment le même plan originel: des nuages, du brouillard, qui se dissipent légèrement pour laisser paraître une ligne de collines, des versants de montagnes, les cimes des arbres. D’Aguirre à Gesualdo. Mort à cinq voix, cet étrange rituel initiatique se reproduit méthodiquement. L’autre moitié débute sur des plans de désert, ou des paysages quasi abstraits arborant leurs couleurs comme dans un tableau de Friedrich. Si bien qu’on pourrait proposer, pour analyser les films d’un cinéaste aussi insaisissable que solitaire, aussi mouvant qu’obsessionnel, une sorte de météorologie du cinéma. Chez lui, il y aurait les films secs, les films humides, et les films froids. Les premiers sont désertiques, tournés en pays chauds, îles méditerranéennes, Afrique tropicale, pays arabes. Des premiers opus, Fata Morgana ou Les Nains aussi ont commencé petits, jusqu’à un documentaire aussi impressionnant que Leçons de ténèbres, essai de cinéma filmé au Koweït à la fin de la première guerre du Golfe en 1992, on retrouve une forme d’extrême chaleur qui rend les hommes prudents, comptables de leurs mouvements, mais le plus souvent fous et malades. Les films humides sont généralement tournés dans la jungle amazonienne, au bord de fleuves énormes, et les gouttes de sueur signalent les actions lyriques des hommes, leurs exploits épiques, mais souvent inutiles, et indiquent aussi combien ils ont peur et sont petits face à l’immensité de l’univers qui les accueille et aux dangers invisibles qui les menacent. Herzog a bâti une part de sa réputation sur ces films de l’humidité délirante qui transforme les accès de rage en colère divine et la volonté de gloire en traversées homériques des fleuves, des rapides et des chutes, des montagnes arasées par le peuple des culs-nus. Aguirre, Fitzcarraldo, les films les plus connus, mais encore le documentaire sur ses propres rapports avec Kinski, Ennemis intimes, en 1999, ou les visions des profondeurs océanes et spatiales qui hantent Au-delà de l’infini, en 2005. Enfin, les ?uvres du froid représentent à elles seules un monde cohérent chez Herzog, qu’elles soient inspirées par son amour de la mon tagne, de l’alpinisme et de la nature, comme La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner et Grizzly Man filmé en Alaska. Ou qu’il s’agisse d’une inspiration plus romantique, germanique et « sublime », au sens rousseauiste ou kantien du terme, donc essentiellement liée aux beautés marmoréennes du Nord. Les visions de C?ur de verre, de Kaspar Hauser, de Nosferatu et de Woyzeck relèvent de cette esthétique romantique et de cette mystique rhénane, éloge de la froidure des beautés glaçantes, qu’elles viennent de Schiller, de Friedrich ou de Murnau.

L’ultime logique, pour comprendre l’itinéraire de Werner Herzog, est celle de la reconnaissance. Elle suit un parcours tourmenté, fait de creux et de bosses, de portes grandes ouvertes vers la renommée brusquement claquées au nez d’un cinéaste devenu infréquentable, et se rendant lui-même peu fréquenté. En 1975, tout Cannes donne la palme d’or à Kaspar Hauser, qui ne l’aura pas, héritant juste de l’accessit d’un prix du jury, mais le cinéaste bénéficie alors d’une aura et d’un prestige qui lui autorisent bien des financements. Nosferatu, Woyzeck, Fitzcarraldo, sont de gros films internationaux, pas entièrement convaincants, et le retour de bâton est sévère au milieu des années 1980, quand Herzog se réfugie dans le documentaire comme dans un pays à la fois plus pauvre et plus riche, pauvre en vedettes et en grands hôtels, mais riche de rencontres, de voyages, d’aventures, de sujets. Le cinéaste se fait alors, pendant vingt ans et une vingtaine de documentaires, l’anthropologue de notre fin de siècle incertaine, troublée, souvent pathétique et dérisoire: il filme, en images réelles et en interviews fron tales, la fin d’un monde qu’il aime peu, abîmé par la pollution et les guerres, dépravé par les pouvoirs violents et les religions usurpées, enlaidi par la mondialisation, mais trouve toujours des lieux et des hommes pour en dire la beauté qui perdure malgré tout, les îlots de sauvagerie et d’innocence qui résistent sur ce chemin vers le pire. Depuis peu, Werner Herzog, dans la soixantaine, semble revenir en grâce: les sommaires des revues le retrouvent, les festivals l’accueillent à nouveau (il est à noter, cependant, que La Rochelle a précédé ce mouvement, invitant Herzog avec entêtement depuis près de quinze ans), les hommages se succèdent, les jugements se font plus flatteurs, on revoit plus souvent sa grande carcasse d’aventurier. La traversée du désert prend fin peu à peu, laissant place à un documentaire aussi foudroyant que Grizzly Man, et à un film aussi visionnaire qu’Au-delà de l’infini. Werner Herzog nous apparaît désormais, plus lucidement, comme après un jugement en appel qu’il aurait remporté haut la main grâce à sa double vie de cinéaste et de documentariste, tel un des auteurs majeurs du cinéma de notre temps.