Mike Leigh

Michel Ciment

Il est d’usage d’associer Mike Leigh à Stephen Frears et à Ken Loach. Le rapprochement, par certains côtés ne manque pas de pertinence. Ils sont de la même génération, ils aiment situer leurs films dans un contexte social précis et pendant les années soixante-dix, ils ont beaucoup travaillé pour la télévision avant de pouvoir continuer à ?uvrer dans le cinéma. A la différence des réalisateurs du Free cinema qui les ont immédiatement précédés et qui tournaient presque exclusivement pour le grand écran (Lindsay Anderson, Karel Reisz, Tony Richardson), ils ne sont pas passés par la critique de cinéma. Pourtant leurs personnalités et leurs conceptions esthétiques sont à bien des égards très différentes. Là où Stephen Frears passe d’un genre à un autre avec un éclectisme revendiqué à la Huston ou à la Hawks, sans collaborer au scénario et où un Ken Loach travaille pendant de longues périodes avec le même écrivain dans un registre de strict réalisme, Mike Leigh est un auteur complet avec un point de vue certes documenté mais qui allie l’humour voire la satire à des situations dramatiques, et contrairement à Loach préfère poser des questions plutôt que de donner des réponses et se veut artiste engagé (la colère contre les années Thatcher transpire dans ses films) plutôt que militant.

Nous ne connaissons en France de l’?uvre de Mike Leigh que la partie immergée de l’iceberg soit les dix films de cinéma qu’il a réalisés de Bleak Moments (1971) à Happy-go-Lucky (2008). Mais il est aussi l’auteur depuis 1965 de vingt-trois pièces de théâtre et a mis en scène pour la télévision huit dramatiques entre 1973 et 1984 qui de Nuts in May à Meantime, de Grown ups à Four Days in July sont à situer au même niveau que ses films. La distinction entre cinéma et télévision est en effet dérisoire et purement circonstancielle pour des artistes de cette envergure. My Beautiful Laundrette de Stephen Frears, par exemple, réalisé pour le petit écran est sorti dans les salles après avoir été remarqué dans un festival et figure désormais dans sa filmographie. Hard Labour ou The Kiss of Death de Mike Leigh auraient pu tout aussi bien connaître le même sort.

Mike Leigh est né le 20 février 1943 à Salford, une banlieue de Manchester. Son père pratiquait la médecine et ses grands-parents qui parlaient yiddish étaient originaires de Russie. Sa famille appartenait à la moyenne bourgeoisie mais vivait dans un environnement ouvrier. Mike Leigh s’est toujours senti à la fois comme un insider et un outsider, capable de s’immerger dans des milieux prolétaires ou petits bourgeois qu’il n’a cessé de fréquenter tout en se tenant à distance. Son sens de la liberté et son goût de la bohême ne l’ont pas aidé dans sa scolarité et plus tard il sortit également insatisfait de ses passages à la Royal Academy of Dramatic Art et à la London Film School. Ses seules études véritablement enrichissantes furent celles au Comberwell College of Art où il apprit à dessiner d’après les modèles. Regarder un être qui existait, qui vivait sous ses yeux, et chercher à restituer dans sa vérité et dans sa fraîcheur, lui est alors apparu comme une clé pour la création artistique. Sa pratique de la caricature annonçait sa capacité future à saisir les traits saillants d’un personnage ancré dans un cadre précis.

Très vite, Mike Leigh élabora une écriture pour le théâtre et le cinéma d’une singulière originalité, un processus d’improvisation et de recherche entre ses comédiens et lui. Il choisit ses acteurs, s’assoit avec eux en sessions individuelles, passe en revue les gens qu’ils ont pu rencontrer, leur pose des questions jusqu’à ce que de ces conversations se dégage un casting naturel. Une fois le rôle confié au comédien, il reste à imaginer ce qui se passerait si son personnage en rencontrait d’autres choisis selon la même méthode. Ce travail de groupe plus que de répétitions conduit peu à peu la troupe sur une période de plusieurs mois vers le stade final du scénario ou de la pièce sans que les interprètes soient nécessairement informés de la trajectoire biographique des autres personnages. Ni paradoxe du comédien selon Diderot ni méthode Stanislavskienne où l’acteur cherche en lui-même des émotions enfouies: la maïeutique de Mike Leigh fait là encore de l’acteur un mixte de l’outsider et de l’insider.

On comprend qu’une telle approche de cinéma déconcerte les puissances d’argent qui n’aiment rien tant qu’un scénario dûment écrit avant de s’engager financièrement. L’admirable est que Mike Leigh ait pu néanmoins, sans concession, construire une ?uvre drare cohérence et ait été en mesure pour préserver son indépendance de créer dès 1990 sa compagnie de production Thin Man avant de mettre en route son troisième film Life is Sweet.

Son activité de dramaturge et son rêve depuis longtemps de devenir cinéaste se sont rencontrés avec Bleak Moments, en 1971, adaptation pour l’écran de sa pièce homonyme créée sur les planches l’année précédente, produit par Memorial Enterprise, la compagnie d’Albert Finney (l’acteur emblématique du Free cinema) qui avait permis la même année à Stephen Frears de réaliser lui aussi son premier film Gumsh?. Bleak Moments imposait d’emblée un univers personnel. Cette peinture d’une secrétaire timide qui doit s’occuper de sa s?ur mentalement déficiente, dans le décor urbain déprimant du sud de Londres, était lesté d’un tel poids de réalité qu’elle imposa immédiatement son auteur, Léopard d’Or au festival de Locarno et Grand Prix de celui de Chicago.

Cette observation détachée, quasi médicale, cette découverte de l’extraordinaire dans l’ordinaire (proche d’Ozu), ce monde sombre et désespéré peuplé de personnages dont le comique jaillit de leur comportement allaient se retrouver dans High Hopes et Life is Sweet. Mike Leigh y mêlait la réalité et la farce, des dialogues à la fois hilarants et poignants, un sens tout en nuance du geste et du parler. La réussite de ces premiers opus ne laissait pas présager du choc que fut Naked, film tragique et violent, portrait quasi Dostoievskien d’un protagoniste solitaire à la fois repoussant et fascinant, capable de cruauté et de tendresse. Jamais jusqu’à Naked on n’avait mesuré à quel point le cinéma de Mike Leigh refuse le jugement sur ses personnages. Quelles que soient leurs failles ? et le héros de Naked n’en manque pas! – ils sont respectés, leurs frustrations sont reconnues, leurs personnalités comprises. Et si graves que soient les carences de la société que chaque film met en lumière ? du chômage aux inégalités sociales, du système de classe au racisme, Mike Leigh se refuse à la facilité de rendre seul responsable l’envi ronnement économique et social. En fin de compte, nous sommes en charge de notre destin, nous n’avons personne d’autre à blâmer davantage que nous-même. Ce en quoi le cinéaste se rapproche d’un Beckett ou d’un Pinter dont il a mis en scène au théâtre Fin de partie et Le Gardien. Le jury du festival de Cannes fit preuve de lucidité en décernant à Naked son prix de la mise en scène et celui de l’interprétation masculine à David Thewlis. Signe indiscutable de son talent à tirer le maximum de ses comédiens (il découvre Gary Oldman, Timothy Spall, Tim Roth, Jim Broadbent, Katrin Cartlidge) Mike Leigh, seul réalisateur britannique à avoir remporté la Palme d’or cannoise et le Lion d’or vénitien, partage à chaque fois la récompense suprême avec ses comédiennes, prix d’interprétation pour Brenda Blethyn (Secrets et mensonges) et Imelda Staunton (Vera Drake).

Le contraste entre Naked et les films qui suivirent Secrets et mensonges témoigne de la richesse et de la diversité de la palette du metteur en scène. ANaked, film sur la solitude, sur l’absence de racisme, sur un groupe qui se constitue faute de mieux, succède une ?uvre sur la construction de liens, l’éta blissement de rapport, le renforcement de la famille. Rien de théorique, de volontariste dans l’inspiration de Leigh mais une ouverture sur le monde. Topsy Turvy, film en costume, biopic anti-conformiste sur les auteurs d’opérette Gilbert et Sullivan, en réflexion sur la création et le jeu, précède All or Nothing, son film peut-être le plus noir et certainement le plus sous-estimé, Happy-go-Lucky, portrait étincelant de drôlerie d’une institutrice habitée par la joie de vivre succède à Vera Drake, peinture d’une avorteuse dans le Londres lugubre de l’immédiate après-guerre. Deux ?uvres avec un unique personnage central qui se distinguent de tant d’autres où se croisent des couples, des parents et des enfants. Mais cette diversité ne dément pas une évidence: il existe un monde de Mike Leigh reconnaissable entre tous comme il existe un monde de Dickens, de Hogarth et de Renoir. Un monde selon ses propres termes qui est autant une lamentation sur l’état des choses qu’une célébration de ce même état. Ce pour quoi il retrouve la culture de ses origines, même s’il a attendu 2005 et sa pièce Two Thousand Years pour dépeindre une famille juive. Je veux, a t-il dit que « mes films, comme dans le Talmud soulèvent des questions et ouvrent des possibilités. Mais ces interrogations passent par une sensibilité fondamentalement comique et Mike Leigh aime opposer des personnages qui ont le sens de l’humour (fut-il noir) avec dqui ne l’ont pas. Un des meilleurs exemples de ce sens dramaturgique est la confrontation dans son dernier film Happy Go Lucky entre la toujours heureuse Poppy (Sally Hampshire) et Scott (Eddie Morson) son moniteur d’auto-école révolté et coincé. Il les regarde avec empathie, se délecte du choc de leurs deux personnalités excentriques comme il les aime tant, mais, une fois de plus, se garde bien de les juger.