Le secret de Marlene Dietrich

Dominique Noguez

Marlene Dietrich appartient à l’une des rares lignées qui résument le cinéma: associée à Greta Garbo, Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot, comme Charlie Chaplin est associé à Max Linder, Buster Keaton ou Harold Lloyd. Plus chic encore, elle entre dans des parallèles du genre Corneille et Racine: Marlene et Greta, Marlene et Marilyn.

En vérité, elle est Corneille et Racine à elle seule, ayant eu des apparences quasi opposées. Depuis la jeune femme presque adolescente – c’est-à-dire en gestation, inachevée (bien qu’elle ait déjà 27 ans et demi) – qui tourne en 1929 des bouts d’essai pour L’Ange bleu dans les studios de Babelsberg, jusqu’à la momie inca en robe à fourreau des derniers tours de chant (1973), elle est la vie même, avant d’être l’annonciatrice de la Mort. La première est irrésistible, jouant à être agacée par son pianiste, tirant d’un air excédé sur sa cigarette avant de commencer à chanter avec un sourire à damner les anges. Dans L’Ange bleu, elle s’habille et se déshabille, se maquille et se démaquille sans façons devant le professeur Rath et devant nous, elle est un miracle de naturel, ajustant sans chichis ses fanfreluches, étirant ses bras et ses cuisses, montrant à l’envi ses jambes parfaites, « des pieds à la tête faite pour l’amour », comme elle dit dans son air le plus célèbre.

La seconde est une icône magnifique. Le tendre bois vert a séché, le corps a maigri, la peau fraîche et vaporeuse s’est durcie en porcelaine, les cheveux se sont alourdis en perruque blond platine. C’est une bête de scène droite et raide qui parcourt le monde jusqu’au malheureux moment où, en Australie, elle disparaît dans un trou de souffleur: acte à la fois manqué et symbolique, à partir duquel, comme plus tard Callas, elle se cloîtra dans Paris, silencieuse et vénérée.

La Marlene la plus émouvante est entre les deux. C’est celle qui apparaît sur le pont d’un navire dans un des premiers plans de Coeurs brûlés (Morocco). Elle est tout de sombre vêtue et, pâle sous sa voilette, semble n’attendre plus rien de la vie. « Passagère suicide », comme dit le capitaine. C’est la même, ou presque, qui, deux ans plus tard, dans Shanghai Express, campera ce qui est peut-être son plus beau rôle: celui d’une élégante aventurière capable de se sacrifier par amour. Elle aura beau jouer les femmes libertines et dominatrices (dans L’Impératrice rouge ou dans L’Ange des maudits), c’est en incarnation de la mélancolie amoureuse qu’elle est bouleversante. Féministe avant la lettre, confrontée à des mondes d’hommes (cabaret, saloon, caserne), elle joue le plus souvent les femmes fortes. Toujours, pourtant, une secrète blessure semble la miner, perceptible peut-être à ces battements de paupière plus lents que nature, suivis de regards qui vous pénètrent jusqu’aux atomes et semblent autant des appels au secours que des appels à l’amour.

Dans ces regards profonds (ici, l’adjectif n’est plus un cliché) réside une partie de son secret. Mais il y a autre chose, qui n’est ni sa beauté, ni sa façon de prendre la lumière dans les gros plans ou de se déplacer dans les plans larges, ni son remarquable professionnalisme (arborant, à la ville comme à la scène des toilettes superbes ; comparant aussi la complicité qui la liait à ses maquilleuses à celle de criminels préparant leur coup), ni son engagement politique courageux contre le nazisme: c’est sa polyvalence sexuelle. Moderne Carmen en pantalon, entourée de la fumée de sa cigarette, elle peut, dans la même scène, jeter une fleur à l’homme qu’elle trouve le plus beau et embrasser sur la bouche une spectatrice confuse. Elle trouble les hommes, les femmes, les machos, les masos, les jeunes, les moins jeunes, dans la vraie vie comme dans la fiction. C’est la séductrice universelle, celle que tout le monde a envie d’aimer.