Le réel, le langage et le mythe

Alain Bergala

Avec la ténacité et la patience qui ont été les siennes, Raymond Depardon a construit en trente ans une oeuvre dont le temps est venu de mesurer l’ampleur et l’importance cinématographique, ce que cette programmation, où sont présents tous les aspects essentiels de sa création, permet de faire. Dans notre cinéma national, Depardon est le documentariste qui a construit au fil des ans le projet le plus ambitieux, celui de rendre compte d’un état de la France dans ces trois décennies. Même s’il a choisi au coup par coup ses sujets, en fonction de la conjoncture et de l’intérêt personnel qu’il y portait, tout se passe comme s’il avait eu, même intuitivement, un dessein et un dessin d’ensemble, une conscience de la responsabilité sociale, au sens le plus large, que lui donnait son métier de cinéaste. Personne, pourtant, ne lui a jamais passé cette « commande sociale », sinon sa conviction intime que le cinéma n’est pas un art futile et qu’il lui fallait laisser des traces qui feraient un jour documents essentiels sur la France de ces décennies, et parleraient à voix basse de l’homme et du cinéaste qui en a été le contemporain.

Les Années-déclics, même s’il n’est pas le premier film de Depardon, est le mythe de fondation de sa vie de créateur. Raymond Depardon n’avait pratiquement aucune chance, au départ, de devenir photographe puis cinéaste. Le fils de paysan, né dans une ferme isolée, a dû tout apprendre par lui-même, et pour lui « compter sur ses propres forces », « ne jamais céder sur son désir », n’étaient pas des phrases apprises dans les livres mais une impérieuse et intime nécessité. Ce très étrange désir, devenir photographe, que rien dans son environnement ne lui désignait, est ce qui lui a permis d’échapper à son destin social et de s’en forger un lui-même, seul, avec la foi du charbonnier et la sagesse du paysan. Une des grandes forces de Depardon aura été de ne compter que sur sa propre expérience pour avancer de film en film. Depuis ses débuts, il a cheminé pas à pas, repartant à chaque fois des petites convictions acquises dans l’expérience précédente, à la façon d’un alpiniste qui assure une prise d’escalade avant de se fixer l’objectif suivant: s’attaquer à quinze nouveaux centimètres. Il a dû rencontrer plus d’une fois, j’imagine, le doute, car il n’est jamais parti des idées qui étaient dans l’air du temps et qui auraient pu le rassurer par le fait d’être partagées par d’autres. A une époque, par exemple, où la doxa voulait que le cinéaste inscrive son point de vue dans son film, et sur son sujet, Depardon filmait sereinement à contre-courant, ou plutôt à côté du courant. Il n’a jamais cherché une communication immédiate illusoire avec les personnes filmées ni encore moins une complicité avec le spectateur sur un point de vue, politique ou idéologique, qu’ils auraient eu en commun, comme cela s’est beaucoup pratiqué dans le cinéma militant ou simplement « engagé ». Chaque plan filmé par Depardon acquiert immédiatement la dignité d’un document sur un fragment de l’humain dans toute sa complexité, et se propose comme la captation d’un morceau de réel sur lequel il s’interdit d’avoir une idée préconçue. Chaque bout de réel saisi par sa caméra et son magnétophone garde, des années et des décennies après, tout son poids de réalité, son opacité vivante, irréductible à toute idéologie. Les films de Depardon vieillissent de ce fait beaucoup moins vite que d’autres documentaires où le réel était déjà en partie pré-pensé.

On a toujours le sentiment que les personnes filmées par Depardon, même celles qui sont en train de souffrir ou de se débattre, témoignent de quelque chose dans laquelle elles sont prises, une instance qui les dépasse mais qui pèse sur elles comme sur nous tous, qui les agit au moins autant qu’elles croient agir, disons une instance symbolique au sens fort du terme, et que le sentiment que nous avons de leur présence n’est pas réductible au simple rapport imaginaire que nous pourrions avoir avec elles, d’individu à individu, par empathie, comme dans tant de films moins ambitieux. Depardon filme toujours les êtres qui sont devant la caméra, leur caractère unique et opaque, et en même temps quelque chose de plus large, de plus inconscient. Il filme à la fois leur liberté et ce qui les détermine ou les aliène. C’est sans doute la raison pour laquelle nous ne nous sentons jamais voyeur plus ou moins honteux devant ces personnes filmées, même celles qui souffrent, même celles qui sont visiblement hors d’elles-mêmes. La plupart des documentaristes se contentent de filmer le réel (c’est déjà assez difficile!), Depardon attrape souvent, en même temps, une autre dimension de ceux qu’il filme: ce qui fait qu’ils habitent dans le langage, ce qui les inscrit dans l’ordre symbolique. Ses films nous disent tous que les hommes habitent d’abord dans le langage – même ceux qui souffrent d’en être privés – et que dans leur façon d’habiter le langage peut se lire tout ce qui les distingue, tout ce qui les constitue, l’essentiel de leur rapport au monde et à la société dans laquelle ils vivent. Son oeuvre documentaire oscille entre filmer (et écouter) des personnes dont l’accès au langage est parcimonieux, lent, entravé (fous, paysans, inculpés mutiques) et des personnes dont le langage est le métier ou le mode d’intervention privilégié sur le monde (politiques, hommes de justice ou de presse, inculpés loquaces). D’où aussi la fascination de Depardon pour les situations sociales où la parole est fortement théâtralisée. D’où aussi l’importance primordiale dans ses films du son et des voix, et du couple de travail qu’il forme depuis des années avec Claudine Nougaret. Il n’a échappé à personne de ceux qui savent voir et entendre un film que son travail de conceptrice et d’ingénieur du son sur La Vie moderne est tout aussi constitutif du choc perceptif que l’on peut avoir devant ce film que l’image pourtant si incroyablement inspirée et épiphanique de Depardon.

Si Depardon est le moins dogmatique des cinéastes (dans la mesure où le dogme, c’est ce qui vient de l’extérieur et à quoi on adhère), cela ne l’empêche pas d’être un cinéaste « à principes », et à principes forts, mais ces principes il les réinvente à chaque film, en fonction du sujet à filmer. Quand le tournage a commencé, Depardon ne déroge pratiquement jamais aux règles (strictes, fortes) qu’il s’est fixé. Il sait que c’est la seule façon de vérifier la validité de ses choix et de ne pas paniquer, même s’il doute, devant ce qui peut sembler « ne pas marcher » et qui peut parfois (souvent chez lui) se révéler être le plus productif une fois le film terminé. L’une des grandes forces de Raymond Depardon cinéaste aura été de ne pas juger a priori de ce qui est bon ou de ce qui ne l’est pas pour le film et de considérer que le ratage de la relation, par exemple, entre filmeur et filmé, dit peut-être plus de choses essentielles et profondes que la rencontre « réussie ». Cette conviction, dont il a été le porteur têtu, suffirait à faire de l’?uvre de Depardon une date dans la modernité documentaire.

Serge Daney disait, à la suite de Godard, que le seul grand sujet du cinéma français avait été le prisonnier. Renoir, Becker, Bresson. La fascination de Depardon pour les emprisonnés (ou les « emprisonnables ») ne s’est jamais démentie. Son grand sujet dans les situations de huis clos judiciaires ou hospitaliers est celui de la possibilité d’échapper à l’enfermement par la parole. Là où les prisonniers de la tradition du cinéma français creusaient des souterrains ou fomentaient des plans d’évasion, Depardon filme des gens qui parlent pour conserver ou gagner leur liberté. Cette parole, souvent, est une dénégation de la réalité visible (chez les inculpés) ou une façon d’en dépasser les limites et les contraintes. C’est cet écart – sur lequel est fondé pour l’essentiel le cinéma d’un autre grand cinéaste français, Eric Rohmer – que saisit Depardon avec sa caméra et son magnétophone.

On pourrait penser un peu rapidement que le désert, comme espace illimité, est le contraire du huis-clos de la justice ou de l’hôpital. Pas si sûr. Le désert est le plus rigoureux des lieux d’enfermement car il est impossible de s’en évader. Pas de mur à percer ni à franchir, pas de bornes au-delà desquelles on serait libre. Le désert est bordé d’un horizon derrière lequel il est impossible de se cacher ou de s’enfuir. Dans les films de Depardon, on n’est jamais aussi prisonnier que dans l’illimité du désert. Le mythe du désert chez le cinéaste est lié au fantasme de la belle prisonnière. Pendant longtemps, tomber amoureux est passé pour lui par « l’épreuve du désert »: emmener une femme au désert pour la garder prisonnière sous son regard, tester chez elle la capacité de résistance au huis clos de l’étendue, et chez lui-même la réalité ou pas de l’illusion amoureuse. Cette belle prisonnière, Depardon l’a rencontrée une première fois dans la réalité la plus factuelle avec Françoise Claustre. Puis, à partir de cette rencontre réelle et fondatrice (elle signe l’émergence médiatique du nom Depardon), il a élaboré son propre mythe. Le désert, dans les films de Depardon, relève d’un double registre: celui de la réalité (l’Afrique réelle: économique, politique, humaine) et celui du mythe (le désert, avec un grand L), mélange de mythe de création et de mythe amoureux. Le cinéaste n’a cessé d’osciller dans ses films dits « africains » entre ces deux registres: le réel et l’imaginaire mythique, le documentaire et la tentation de la fiction.