Eloge de la plante

Denis Asfaux

« Trois films en trente ans » : Jean-François Stévenin appartient à la petite colonie de cinéastes qui filment peu mais ne s’arrêtent jamais de tourner.

Passe-Montagne, Double Messieurs, Mischka… C’est tout mais c’est beaucoup. Quelle importance ? Il est acteur. Trois films à lui, sans compter ceux des autres, qui peuvent valoir le déplacement. Une telle concentration, dispersion d’énergie ! Curiosité de chaque instant, l’emballement des tournages : sa vie ! Les plus grands noms, mythiques, d’autres moins connus, ou en devenir. Des trognes, des tronches, des jeunes pousses… Vigueur végétative, rejets à profusion. Cinéma, cinémas. Que d’aventures bien à son goût. Pour assister, pour voir… Un romantique, Stévenin. Ami fidèle. Il paie de sa personne, mène son jeu comme il l’entend et la tribu le lui rend bien. Tout est dans l’art de partager les risques.

De quel bois est-il fait ?

« Le bonheur, c’est être cerné de mille désirs, d’entendre autour de soi craquer les branches. » (François Mauriac)

Les branches, un matériau d’avenir.

Tomber sur lui

Ursula Meier (Des épaules solides) : « C’est drôle, je suis retombée sur mon cahier de notes et la première chose que j’ai écrite sur ce film est : « l’entraîneur, genre Jean-François Stévenin », ensuite je n’y ai plus pensé et au moment du casting, il me revenait tout le temps en tête alors que j’avais complètement oublié cette note ! Il y avait quelque chose d’évident et d’assez inexplicable dans ce choix. Son physique m’a peut-être aussi touchée. »

René Féret (Comme une étoile dans la nuit) : « Le véritable acteur est celui qui sait produire des émotions et qui n’a pas le réflexe de les transformer en signes. Un acteur pourrait se contenter de contenir des pensées, des émotions et des humeurs. Chez les grands, c’est précisément ce qu’on devine qui nous fascine, jamais les signes de leur jeu. On les sent habités par quelque chose. »
Mais son oeuvre ?

Stévenin : « J’ai un fort penchant et beaucoup de tendresse pour les gens un peu isolés et au bord… du gouffre, du fait divers, de la folie ou du génie, en tous cas loin de la bordure exécrée de la routine quotidienne.

Et j’ai un besoin vital de la forte Nature, émerveillé à chaque instant de sa profusion. »

Trois films de cinéaste, de la plus belle espèce. Un authentique exploit pour un aventurier dénué d’imagination. Autant de plants sur la comète… Vivement le prochain ! (« Alors, Jean-François… dites-nous… ce nouveau projet ? »). On s’impatiente, pas lui. « Je ne sais pas faire autrement. » Aller, venir… « Je filme ce que je suis. » Cette propension à… Le Stèv, toujours parti, cinéma permanent, repérages, etc.

Arpenteur de la Continuité, celle de la vie, bien sûr… Cette attitude rêveuse, mère de tous les vices… Qui s’en plaindrait ? La vie est ainsi faite. Le type est énergique, affectueux; il prête attention à ce qui l’entoure, sait où il va, l’animal…

Alors, il joue la montre; il tourne, acteur, professionnel, compagnon de route, il va devant lui, les paysages qui défilent; deux jours par ci, une semaine par là… de par le monde; petite planète, et rien ne bouge.

Il se porte comme un charme, Stévenin.

« Il s’agit de se placer dans la ligne où vous place la vie, et puis de ne pas en sortir, de façon à recueillir tout ce qu’il y a, et puis de transposer en style. » (L-F Céline).

A force de gagner du temps, cet idiot va finir par se faire prendre.

En avant la musique

S’enfermer un moment, écrire. Un projet ! « Vas-y ! » Tout le monde lui dit et il le sait… « Un créateur hors norme, hors circuit, Stévenin, ses obsessions du son, sa recherche perpétuelle, très sensible aux choses de la musique… Il est très dur à définir… » (Jacques Villeret, 2002)

« A droite gauche du chemin, il faut sans cesse cueillir et bricoler des brindilles de vie, infuser longtemps, improviser soudain…
Quel tapin pour écrire quand on n’est pas écrivain et que l’envie, c’est de filmer !… Mais, c’est la condition sine qua non du Film, la très haute marche fondamentale à franchir, la première : celle du scénario, celle qui supportera toute la machinerie invisible, qui s’envolera vers l’écran pour devenir enfin un film vivant, frémissant d’émotions furtives, et, au mieux, une féerie « improvisée », toute légère… »

L’extrême mobilité du personnage cache quelque chose : une fascinante gestion du temps. Et si l’individu en question était un arbre ? Une plante ?

On interroge un pêcheur de truite :

« La plante serait forcément rustique…
Plutôt de moyenne montagne Zone aride Calcaire
Une sorte d’orchidée non répertoriée à ce jour dans les dictionnaires…
Qui fleurit les années bissextiles
Juste à la lisière de la neige. » (Pierre Deshéraud)

Mais revenons à nos moutons.

« Il faut parvenir à cette impression que tout est inventé au fur et à mesure » aime à rappeler Stévenin. Souvent complimenté pour son art de l’improvisation, sa capacité comme acteur et cinéaste à saisir toute l’intensité d’une scène ou d’un sentiment, Jean-François mûrit lentement ses projets, qu’il n’a pas peur de faire évoluer selon les circonstances. Cependant, un scénario très écrit sert toujours de trame à ses récits d’aventure et les irrigue en profondeur… Vie cachée des racines…

Paul Valéry : « La plante fait voir son temps. » Francis Ponge : « L’animal c’est l’oral, la plante c’est l’écrit » (cités par le botaniste Francis Hallé, au gré de vertigineuses comparaisons entre le végétal et l’animal dans son Eloge de la plante)

Stévenin possède un système racinaire élaboré, une immense capacité de stockage, son architecture est végétale…

Voyage au pays de la forme.

Bon sang mais c’est bien sûr !

« Je suis maniaque comme un artisan et je ne sais pas écrire. Je sais raconter. Je peux parler des heures. Je cherche le copain qui pourrait résumer en trente lignes lisibles – sujet, verbe, complément – toute une soirée de bavardages décousus. » (Télérama, 1978).

Résultat : tout le monde aime Stévenin (il est connu, raconte très bien les histoires, imite n’importe qui) mais son cinéma n’existe pas vraiment aux yeux et aux oreilles du plus grand nombre.

Rien de grave : en 2006, au restaurant, un chef cuistot de Meudon se lance dans un commentaire aux petits oignons, à l’improviste, comme il se doit :

Le cuistot – Ca va, mes petits gars ? La vie est belle ?

Stévenin – Dis donc… c’est toi qui avais vu Passe Montagne un soir, c’est ça ?
– Ah oui. Magnifique. Tu sais, je suis prêt à te faire un article. Non, attends, là…
Ce film m’a étonné, tu sais pourquoi ? Parce que c’était pas un film. C’était un documentaire, tellement c’était vrai. Je trouvais que c’était joué… Il y avait un point d’interrogation sur le fait que c’était si bien joué… Comment on peut réussir une chose pareille ? Quand on voit ta tronche et quand on voit la tronche de Villeret, ces espèces de silences et machin, on se dit : mais quoi ? C’est vrai ? Ou c’est faux ? Tu sais ce qui m’a fait plaisir en plus ? Ca n’a rien à voir, mais quand ils rentrent dans la cuisine, voir le chef, tout le monde joue bien là-dedans; c’est exactement ça… Il faut absolument repasser ce truc-là, les enfants, le remettre au goût du jour. C’est une oeuvre d’art. »

Voilà où nous en sommes : la confusion est extrême. En deux minutes, tout est dit et son contraire : les incertitudes, les emballements, les mystères de l’artifice, la reproduction exacte de la vie, les flottements imprévisibles du jeu, un détail réaliste qui fait mouche… Fiction ? Documentaire ? Inventer du vrai, quelle drôle de cuisine !

Le cinéma comme documentaire de la vie

Dans les films de Stévenin, nous ne savons jamais pourquoi une chose survient plutôt qu’une autre (l’essentiel est qu’elle ait lieu). Rien ne ressemble moins à un instant-clé qu’un autre, ailleurs, qui vient lui correspondre. Le trouble naît de ces confrontations.

Imposer un style, pour un cinéaste, c’est faire passer la vie (sinon, quoi d’autre ?), sa course insensée, entre les images et les sons, juste à la place du spectateur.

Les intentions, les « messaaages » (Céline), happés par un mouvement irrésistible, ne seront jamais souverains par rapport à la fameuse petite musique de l’écriture.

Un film sans musique, c’est un avion sans kerozen, dit-on aussi en Amérique.

Les sophistications de style n’ont qu’un seul but : sonder les couches profondes de l’existence et mettre chaque spécimen vivant sur un même pied d’égalité.