Danielle Arbid

Philippe Azoury

Sans que ce soit totalement conscient chez elle, une bonne partie des films de Danielle Arbid a pour point de départ une photo. Dans Raddem, son premier court métrage, il y a déjà dix ans!, une jeune fille revenait sur les lieux d’une image. Le fait qu’elle tienne cette photo entre ses mains mais qu’en face d’elle il n’y ait plus que l’amnésie, de l’oubli plus ou moins volontaire, qu’elle ne rencontre que le silence, le non-dit et le vide (Raddem se traduit en français par Démolition) a suffit à faire de ce court métrage le déclencheur d’une filmographie qui allait, pendant un bout de temps, faire de la mauvaise mémoire son grand sujet.

Dernière preuve en date, Un homme perdu, long métrage frappé d’amnésie, où les deux personnages principaux, avancent vers un même but: la perte totale de contrôle, pour que se révèle quelque chose de soi. Un photographe et son modèle qui traversent des villes peuplées de silhouettes… Et quand l’un va confronter son passé, l’autre plonge pour mieux se perdre.

Un peu comme dans Seule avec la guerre, quelques années plus tôt. Un documentaire cette fois, où la cinéaste en personne parcourt sa ville, Beyrouth, pour y poser, avec une insistance qui flirte souvent avec le danger jusqu’à l’inconscience, les questions qui fâchent. Nous sommes en 2000. Une guerre a eu lieu ici, qui a duré quinze ans, de 1975 à 1989 mais aucun monument n’en atteste l’existence. Le mot Guerre est comme devenu tabou. Personne ne veut se souvenir de rien. Il ne s’est rien passé (ou presque). Une guerre civile n’est pas une guerre comme les autres: le bon ennemi, celui sur le dos duquel tout un pays va essuyer ses mauvais souvenirs, ses lâchetés, ses propres crimes, ce bon ennemi est introuvable. Les guerres intestines ne produisent pas de mémoire, pas de travail de deuil, pas d’Histoire mais un silence. Collectif… Difficile d’oublier ce garçon croisé dans Seule avec la guerre, à qui Danielle Arbid demande où se trouve un bâtiment qui fut un des postes clé de la guerre civile. Au lieu de dire qu’il ne sait pas, qu’il ne connaît pas, il répond qu’il n’y était pas. Qu’il n’a rien fait. On demande une adresse, un sens, une direction, et on récolte des justifications embarrassées. Le film est tout entier dirigé contre cette violence-là, violence sourde d’un non-dit qui valide l’irresponsabilité de tous. Ce n’est peut-être pas une photo que brandit Danielle Arbid dans Seule avec la guerre, mais un nom. Une sorte d’adresse mais introuvable pour dire une guerre vite oubliée. Ce nom contre tous ces souvenirs qui manquent. Ce nom a valeur d’image. Il est une photo, d’une certaine façon, puisqu’il fonctionne comme fonctionnait la photographie de Raddem: il fait preuve de ce que nous ne voulons pas voir.

On se disait alors que cette fille aimait bien introduire des éléments gênants dans ses enquêtes, qu’elle avait le goût des preuves, des pièces à conviction, et que de conviction elle ne manquait pas. Qu’elle était une emmerdeuse née, de celles qui font les bonnes documentaristes. Elle avait, en plus, quelque chose de la jeune fille en colère. Drôle de sentiment, la colère: on nous apprend enfant que ce n’est pas joli joli, mais quand une cinéaste, et à fortiori documentariste, se laisse conduire par ses colères intimes cela devient une qualité rare, une qualité de cinéma. Les colères de Danielle Arbid sont pour ses films une force précieuse.

Elle a immédiatement fait des documentaires à la première personne. Impossible pour elle de faire autrement. Ceux qui la connaissent savent aussi la débusquer derrière les traits de ses héroïnes de fiction, toutes plus ou moins à la recherche de quelque chose (cela vaut aussi pour Thomas Koré le héros d’Un homme perdu), mais c’est en occupant physiquement sa place dans ses documentaires qu’elle jettera aux orties toute objectivité, donnant du caractère à sa quête. Impossible d’imaginer, dans le cadre normé de la production documentaire lambda, un voyage aussi paranoïaque que celui d’Aux frontières. La photo que tient cette fois Danielle est une carte. Vue de France, les cartes semblent toujours plus ou moins immuables. Elles délimitent officiellement les frontières du monde. Or, au Liban, une carte est toujours la photographie d’une guerre en cours. Elle est l’image d’une position face à l’histoire. Sur les cartes que l’on vous vend au Liban, Israël n’existe pas; L’état hébreux n’y est pas reconnu. A la place, la Palestine. Israël est omniprésent dans toutes les conversations, mais sur la carte c’est l’indifférence, l’ignorance fière. Les noms ont remplacé le réel. Alors, une jeune femme, que son passeport libanais empêche d’aller en Israël, prend la décision, folle, d’encercler à sa façon l’état hébreux en longeant en voiture chacune de ses frontières. Pour se risquer et pour voir comment on vit à côté. Aux frontières est un road-movie, qui contourne Israël, de Damas au Sinaï, du Sud-Liban à la mer Rouge, où s’expose la logique d’un face-à-face obsessionnel avec Israël, pour aller à la limite du possible et du visible, dévisager un pays hors champs.

De ce voyage entêté, périlleux, qui tient pour beaucoup du défi, transparaît la curiosité vive pour un voisin dont on ne sait rien et que chacun au Liban stigmatise comme étant l’ennemi, depuis l’invasion de 1982. En ressort un film passionnant, car ne déguisant rien des enjeux stratégiques de toute la région. Aux frontières est non seulement le premier road-movie arabe, mais surtout une plongée dans les guerres infinies. Parmi ceux que l’on rencontre, postés aux frontières, tapi, en résistance, la milice Hezbollah, dont l’importance sur l’échiquier politique de la région n’a cessé de croître ces trois dernières années.

Aux frontières est un film que l’histoire récente du Moyen Orient, toujours plus violente, ne périme pas. Bien au contraire. Il donne à voir et à entendre les racines d’un brasier. Il n’est cependant pas étonnant qu’après un tel périple, Danielle Arbid ait préféré se poser (pour un temps?) du côté de la fiction ou de formes expérimentales: installations, essais courts.

Elle a entrepris en 2004 une série de séquences, Conversation de salon, dont elle a su capturer, jusqu’à en faire un dispositif plein, les après-midi bavardes des tantes d’Achrafieh, ces femmes de l’enclave chrétienne de Beyrouth devisant à longueur de temps sur le pays, les maris, la famille.

Plus grave, Nous, poème expérimental adressé au père mort quelques mois plus tôt. Nous est un pendentif secret accroché au reste de sa filmographie. L’image de la main de la cinéaste peignant les cheveux de son père malade, reste parmi les plus obsédantes de toute sa filmographie.

Le Festival de La Rochelle a, enfin, l’exclusivité d’un dernier film expérimental, This Smell of Sex. Danielle Arbid a monté les confidences sexuelles crues recueillies auprès de ses amis à Beyrouth sur des images super 8 anonymes trouvées sur un marché aux puces… Travail de montage sonore maniaque mené d’abord pour les Ateliers de création de France Culture il y a deux ans, à un moment où tous les « interviewés » vivaient encore d’insouciance bohème…

Le Passeur, en 1999, et Étrangère (avec pour acteur l’immense Maurice Garrel), en 2002, deux courts métrages faits en France (pays dans lequel elle vit et travaille depuis la fin de sa scolarité, en 1989) lui ont permis de s’exercer, se faire la main, et trouver ses marques avec la fiction.

Et instinctivement, c’est du côté du souvenir, de l’intime, qu’elle se tournera. La petite fille de Dans les champs de bataille a douze ans. Exactement l’âge qu’avait la réalisatrice en 1982, au plus fort de la guerre. Pour le reste, je ne sais pas si, comme son héroïne, elle espionnait les amours de la domestique, plus âgée qu’elle de cinq ou six décisives années. L’apprentissage des sens se fait par le regard. La guerre, c’est le son, cette chose qu’on ne voit jamais mais dont tout le monde parle et qui, certains soirs, crève le ciel d’un bruit insupportable. La sensualité précoce de Dans les champs de bataille passe par le souvenir, par une photo lointaine, celle que l’on garde en soi et que le temps n’effacera jamais, celle qui restitue entier le goût des premiers baisers. Un homme perdu, son second long métrage a, comme par hasard, pour héros un homme, un photographe. Que celui-ci ait pour sujets les femmes, le sexe des femmes, l’abîme dans l’amour, n’en fait pas moins un photographe de guerre. Mais une guerre intime, menée contre lui-même. Son double, l’autre homme, celui qui, sans savoir pourquoi, l’accompagne dans son voyage au bout de la nuit, a perdu la mémoire. Cette paire d’hommes démolis trouve sur son chemin, entre le Liban et la Jordanie, les filles perdues, filles des cabarets. Leurs nuits courent vers la dissolution, vers l’amnésie, la jouissance, la petite mort.

Je ne peux m’empêcher de croiser ce film, inspiré en partie par sa rencontre avec les derniers grands fracassés de ce temps, l’écrivain William Vollmann et le photographe Antoine D’Agata, avec son premier court métrage Raddem. Sauf que, après dix ans de cinéma, de tournages sans interruption, la photo ici ne fait même plus preuve. Elle court tout droit vers la démolition. La seule chose, au fond qui n’a guère changé en dix années chez Danielle Arbid, c’est la guerre. Intacte. Encore d’un film à faire.