Print the Legend !

Thierry Frémaux

Dans la catégorie (disputée) des « cinéastes borgnes », il est le plus célèbre. Chef de file d’une génération qui compte dans ses rangs Raoul Walsh, Howard Hawks, Michael Curtiz, King Vidor, Frank Capra, Leo McCarey, Allan Dwan, William Wyler, il a été maintes fois sacré « plus grand cinéaste américain ». De lui, Jean Renoir dit : « C’était un roi. Il adoubait tous ceux qui avaient l’immense chance de travailler avec lui ». Le critique Andrew Sarris le décrivit comme « le poète cinématographique de l’Amérique » et Joseph McBride, auteur de À la Recherche de John Ford, publié par l’Institut Lumière et Actes Sud à l’occasion du Festival de La Rochelle, le considère comme « le proche équivalent d’un Shakespeare indigène ».

« Je m’appelle John Ford et je fais des westerns » : voilà comment il se présenta lors d’un meeting où il s’engagea pour Joseph Mankiewicz contre Cecil B. De Mille sur la question de la Liste Noire. Réducteur, non ? Mouchoir à la main, pipe au bec et bandeau sur l’oeil, Ford apparut au crédit de 200 films qu’il réalisa pour une bonne moitié. Sa carrière débuta à l’époque du muet, alors que les États-Unis venaient de chiper à une France exsangue le titre de plus grand pays du cinéma et s’acheva au milieu des années 1960 quand la Nouvelle Vague secouait le monde. Son oeuvre est une chronique lyrique de l’Amérique, identifiée à une terre de conquête et de souffrance, décrite de façon épique, idéaliste et souvent patriotique. Comme Proust l’aura fait de la France, il en a inventé les images intimes, sculptant de ses propres mains la roche de Monument Valley.

Ford reste un mystère tant il a raconté d’anecdotes aussi séduisantes qu’inexactes, utilisant ses origines irlandaises pour mieux perdre ses contempteurs. « Quand la légende est plus forte que la réalité, imprimez la légende » clame-t-on, comme chacun sait, dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Il commença par s’appliquer cette devise à lui-même, moins que Hawks qui était un gros menteur, mais avec une certaine efficacité. L’histoire commence donc par quelques aménagements biographiques : son année de naissance est 1894 et non 1895, comme il l’a dit. Son vrai nom n’est pas Sean Aloysius O’Fienne (ou même O’Feeney) mais John Martin Feeney. Enfin, contrairement à ce qu’il fit croire toute sa vie, il est né aux États-Unis, à Cape Elizabeth près de Portland dans le Maine, et non en Irlande, dans la baie de Galway d’où sa famille est originaire.

Très jeune, après avoir distribué quelques coups de tête dans une carrière de footballeur jusque là prometteuse, il traversa le pays pour filer à Hollywood rejoindre son frère Frank : acteur-réalisateur, ce dernier avait pris le pseudonyme de Ford, que le cadet conserva. Il devint alors accessoiriste, cascadeur et acteur dans Naissance d’une nation de D.W. Griffith en 1914. En 1917, il réalisa son premier film important, Le Ranch Diavolo (Straight Shooting) qu’il signa du nom de Jack Ford ? John Ford viendra plus tard.

Malin et décidé, il se fit passer pour un illettré besogneux, afin qu’on le laisse tranquille. Il y parvint fort bien et gagna ainsi la confiance des studios. Dès lors, il ne cessa jamais de travailler, réalisant des films qu’on peut répartir en deux catégories : les connus et les pas connus. Dans les connus, tous ne sont pas formidables. Dans les inconnus, il y a des chefs d’oeuvres.

Vers sa destinée, Le Mouchard, Les Raisins de la colère, Qu’elle était verte ma vallée, Les Sacrifiés ou L’Homme tranquille sont quelques-unes des pierres précieuses qu’il a semées au long d’un chemin glorieux et très instable : alcool, dépression, vie familiale compliquée, « irlandisme » douloureux. Le reste mêle belles raretés : Pilgrimage, Arrowsmith, Le soleil brille pour tout le monde et westerns légendaires : La Chevauchée fantastique, Le Fils du désert, La Charge héroïque. Ou bien La Prisonnière du désert que programme la Rochelle : technicolor, vistavision, le désert, la neige, John Wayne et Nathalie Wood ? pour le whisky irlandais, prière d’aller dans les bistrots du port. Ajoutons-y Le Convoi des braves dont Ford, quand il revint des extérieurs, dit malicieusement à son fils et à Frank Nugent : « J’aime bien votre scénario, les enfants. J’en ai même tourné quelques pages ! » Ainsi que La Poursuite infernale, dans lequel le personnage joué par Victor Mature récite par coeur des vers de Hamlet. Vous avez dit illettré ?

Car l’homme mal dégrossi, le metteur en scène inculte était un pur artiste, instinctif et travailleur qui jamais (ou presque) ne méprisa un de ses projets. « Les critiques des années 1930 plaisantaient en disant que le système hollywoodien obligeait Ford à faire trois films populaires pour un Mouchard. Comme d’habitude, ce sont les critiques qui ont fait les frais de la plaisanterie » écrivit Andrew Sarris dans The American Cinema (1968).

Peu bavard et rétif à l’auto-analyse, Ford refusait de s’expliquer, même devant de coriaces cinéphiles comme Peter Bogdanovitch, à qui il donna une célèbre interview muette. Ford a inventé la langue de bois des cinéastes et dans le genre « metteur en scène qui se cache derrière ses films », il est le plus fort. Exemples :

« Pourquoi avez-vous tourné tant de westerns ?
– Pour des raisons de santé… Le western permet de quitter Hollywood.
– Allez-vous au cinéma ?
– Jamais.
– Pourquoi ?
– Parce qu’on ne peut pas fumer.
– Pourquoi êtes-vous devenu metteur en scène ?
– J’avais faim.
– Comment dirigez-vous vos acteurs ?
– Quoi ?
– Le thème de la famille est très important pour vous. Pourquoi ?
– Vous avez une mère, non ?
– Comment êtes-vous arrivé à Hollywood ?
– En train.
– Qu’attendiez-vous en devant cinéaste ?
– Un chèque. »

Pourtant, avoue Joseph McBride, l’intransigeance de Ford paraît maintenant salutaire à une époque où chaque film arrive accompagné de douzaines d’entretiens avec le réalisateur, nous disant comment faire au lieu de nous laisser découvrir par nous-mêmes. « De fait, Ford n’aura laissé que peu de déclarations publiques; c’est à travers ses films qu’il aura parlé, plus clairement que n’importe quelle analyse faite a posteriori : « Je n’ai jamais pensé les choses en termes d’art, en me disant : Ce que je fais est admirable. Pour moi, ça a toujours été un travail, rien de plus ».

Les choses sont plus compliquées, comme les sinuosités de sa pensée. Irlandais ou américain ? Macho ou artiste ? Raciste ou pro-indien ? La question indienne restera au coeur de celui que les Navajos considéraient comme l’un des leurs. Non sans se moquer de lui en retour : dans La Chevauchée fantastique, pour un coup de feu tiré, sept Indiens tombaient soudainement de cheval. Ils étaient payés à la chute…

Les producteurs étaient ses souffres-douleur, sauf Zanuck qu’il respectait et avec lequel il fit de beaux films engagés. Les autres, il les narguait ou les ridiculisait. Ainsi devant celui qui lui reprocha d’avoir deux semaines de retard sur le plan de travail, il déchira vingt pages du scénario, en disant : « Maintenant, on n’a plus de retard ».

Autre histoire, à Pearl Harbour, alors que Ford est engagé comme cinéaste pour remonter le moral des troupes et qu’il fait des films pour l’armée, à l’endroit même du désastre. « Un jour, écrit McBride, un amiral vint voir Ford. Après le tournage d’une scène, l’amiral fit une suggestion pour l’améliorer. Ford, d’après Robert Parrish, le regarda quelques secondes, fixa ses deux étoiles et dit : « A vos ordres. » Il refit la scène comme l’amiral le demandait et commença à préparer le plan suivant. « Cette fois, poursuit Parrish, il dut écouter l’amiral lui expliquer un mouvement de caméra compliqué qui, selon lui, allait donner du punch ». Ford était connu pour avoir dirigé parmi les plus beaux films du monde sans avoir déplacé sa caméra. Quand l’amiral eut terminé, Ford contempla ce qui restait de la flotte du Pacifique dans le port. Il alluma lentement sa pipe et se tourna vers l’amiral : « Sir, vous êtes vraiment cinéaste ou vous donnez simplement votre avis quand vous n’avez rien de mieux à faire ? » Là dessus, il lui tourna le dos et dit à son chef opérateur : « Mets la caméra comme on fait d’habitude. On a perdu assez de temps. » »

Avec ses acteurs, Ford se comportait comme un tyran. Il disposait d’une troupe à lui, comme au théâtre. Avec Harry Carey (puis son fils, Harry Carey Jr), Ward Bond, Victor McLaglen, Henry Fonda, James Stewart, il y eut de nombreuses fâcheries, de légendaires conflits. Et beaucoup de films. « Ford est le fils de pute le plus vicieux que j’aie jamais vu, se souvenait Thomas Mitchell. Il dévore les acteurs et les recrache. Il brutalise n’importe quelle équipe. Mais je ramperais sur ces foutus rochers en plein midi pour retravailler avec lui. »

Henry Fonda, qui incarna en 1939 un jeune Lincoln définitif et qui échangea quelques claques avec Ford sur Permission jusqu’à l’aube en 1955, en gardait toutefois un bon souvenir : « En tournage, Ford se plongeait dans un monde imaginaire. Il avait son propre code de conduite avec ses récompenses et ses punitions, ses rites complexes et ses chants autour d’un feu, sous les étoiles. Moi, j’étais le chef de ce camp de garçons. Sur le plateau, entre les prises, on organisait les festivités du soir. Les gens attendaient ça avec impatience. Et puis, après la fête, Ford prévenait le clairon de la troupe, qui disparaissait dans les bois. Soudain, on entendait jouer l’extinction des feux dans le lointain. Je peux vous dire que les gens pleuraient de nostalgie. C’était comme redevenir enfant en colonie de vacances. »

Loin des plateaux, Ford se protégeait en invitant sur son bateau un clan d’amis, de fidèles et de parents qui l’appelaient Pappy ou l’Amiral. Cela ne l’empêchait pas d’être colérique, égocentrique, inapprochable. Ivrogne aussi, misogyne, conservateur, militariste. Et il rencontra quelqu’un qui était tout ça autant que lui : John Wayne, qu’on appelait Duke ? ces gens-là se donnaient toujours des surnoms. On pense que leur rencontre date de 1939 et de Stagecoach (La Chevauchée fantastique, qu’un journaliste français appela en 1965 de façon zélée The Fantastic Ride devant un Ford éberlué et un Bertrand Tavernier qui en rit encore), alors que leur collaboration remonte en fait à Mother Machree (Maman de mon coeur) en 1926. C’est dire s’ils se sont pris pour les tauliers d’Hollywood. McBride raconte ce que fut cette collaboration fusionnelle et conflictuelle : un couple de garçons travaillant dans les montagnes et les déserts, et qui se manquent l’un à l’autre quand ils s’éloignent, non, ce n’est pas Brokeback Moutain, c’est l’histoire de John Ford et John Wayne. Durant plus de quarante ans, et jusqu’à la mort de Ford en 1973, les deux hommes ne se sont guère quittés, finissant par avouer leur fascination l’un pour l’autre, ce qui n’était pas le genre de la maison. Mais en vieillissant, la mélancolie gagne. Dans les années 1960, l’amiral de la guerre du Pacifique se changea en albatros baudelairien ? Bertrand Tavernier et Pierre Rissient peuvent en témoigner, eux qui l’ont accueilli à Paris en vieillard titubant. John Wayne tournait toujours mais avec d’autres que lui. Le critique Todd McCarthy a relaté la visite de Hawks sur Frontière Chinoise, le dernier film de Ford : « Jack est venu, raconte Hawks, et on a déjeuné. Puis tout le monde est parti et nous sommes restés seuls. Il m’a regardé et a dit : « Fils de pute ». J’ai dit : « Qu’estce que tu dis, Jack ? » mais il n’a rien ajouté. Je pense que ça avait à voir avec le fait que je continuais à diriger Duke. »

C’est l’époque où un technicien remarqua : « Le Vieux n’entend pas, il ne voit pas. La seule chose qu’il peut faire, c’est des bons films. » Nous sommes en 1965, le vieil Hollywood jette ses derniers feux et tout disparaît autour d’eux. Ford est un survivant. En 1971, pour The American West of John Ford, un documentaire de télévision, il retourne avec John Wayne à Monument Valley. Les Navajos offrent un barbecue en leur honneur. Moment de nostalgie pour les deux amis qui n’étaient pas revenus sur les lieux depuis La Prisonnière du désert, quinze ans plus tôt. Joseph McBride : « Debout avec Ford sur ce rocher que les Indiens appellent « John Ford Point », John Wayne déclara : « Je suis revenu pour me souvenir, et j’ai l’impression que Pappy est revenu pour dire adieu. » » Aucun des deux ne retourna à Monument Valley.

À l’été 1973, Hawks lui rendit fréquemment visite. Ford, le seul réalisateur qui l’impressionnait, passait le plus clair de son temps à regarder de vieux westerns à la télévision. Ils plaisantèrent sur les idées qu’ils s’étaient mutuellement volées. Hawks se moqua de la sentimentalité de Ford, ce dernier l’accusa d’être trop sarcastique. Quand Hawks le visita le 30 août, il comprit que c’était la dernière fois. Il prévint John Wayne. Celui-ci loua un hélicoptère pour s’assurer d’arriver à temps. Ford l’attendit pour mourir. « Toute sa vie, écrit McBride, un sentiment d’insécurité tourmenta Ford : il provenait du rapport entre masculinité et tendresse dans une société tendant à considérer la sensibilité artistique comme « féminine ». Bien que défini comme un « cinéma d’hommes » – étiquette qu’il rejetait ? son oeuvre était dominée par des préoccupations habituellement désignées par la société de son temps comme féminines : famille, tradition, expression des émotions. On aurait pu aussi les dire « irlandaises », mais dans les deux cas elles restaient étrangères aux normes culturelles dominantes de l’Amérique. »

Ford était un homme du XIXe siècle qui façonna l’imaginaire mondial du XXe siècle. Comme les grand écrivains ou les grands peintres, l’artiste méritait l’exégèse. À la recherche de John Ford est cet hommage à ce que McBride, paraphrasant Walt Whitman, qualifie d’oeuvre « gigantesque et généreuse ». Alternant avec honnêteté l’éloge et la remontrance, il explique aussi les égarements idéologiques d’un homme qui passa allégrement du New Deal de Roosevelt au Viet-nam de Nixon, en inscrivant ses tourments dans la longue durée d’une vie de conviction et de combats, d’erreurs et d’engagements.

Dernière chose : pour apprécier pleinement le livre de McBride, il faut avoir (re)vu les films. C’est alors qu’on connaît les réponses aux questions qu’on ne se posait pas jusque-là. Et qu’on en mesure toute la valeur.