Le Silence d’Eros

Dominique Païni

Cette programmation ? avec ces films ou d’autres ? est celle dont tous les patrons de cinémathèque ont rêvé. Henri Langlois l’a reprise et déclinée sous divers prétextes. Ceux-ci étaient toujours les meilleurs et renouvelés pour que le fondateur de la Cinémathèque française s’abîme dans les rêves de possessions érotiques que le cinéma muet offrait lors du premier tiers du XXe siècle. Freddy Buache ne se priva pas à son tour : lors de son règne à Lausanne tout était argument pour projeter sur l’écran de Montbenon le visage effronté de Loulou Brooks. Jacques Ledoux en héritier discret du symbolisme et du surréalisme ne dédaigna pas cette inclination des réalisateurs du muet pour le mélodrame bourgeois miné par les entreprises de la séduction fréquemment maléfique. En 2007, alors que désormais de nombreux films sont retrouvés et restaurés, les possibilités de sélection sont innombrables. Les titres retenus pour la présente programmation ont été dictés par leur retour désordonné dans la mémoire. Sternberg, Brown, Lubitsch, Stroheim se sont imposés et ont dessiné d’eux-mêmes une sorte d’inventaire idéal des parades et des ruses d’Eros lors du silence des films. Lors de ces années d’accomplissement absolu de l’écriture muette tout était mis en oeuvre pour que l’attention visuelle du spectateur soit concentrée sur les ondulations des corps, les détails vestimentaires, les variations lumineuses, les accidents de l’ombre.

L’érotisme dans la plupart de ces films ne réside pas seulement dans les situations ni dans l’interprétation des actrices et des acteurs. Les effeuillages vestimentaires et les étreintes sont, exceptées quelques audaces encore troublantes aujourd’hui, (La Femme et le Pantin de Jacques de Baroncelli), rarement responsables de l’émoi de nos sens. C’est la plasticité de ce cinéma qui est responsable de notre hypnose et de notre excitation. Oui, c’est bien ce mot qui convient : Conchita Montenegro la femme du pantin, Ita Rina la soubrette parvenue d’Erotikon, Rudolph Valentino, l’amant timide de Marguerite Gautier, Greta Garbo, la bien prénommée Felicitas de La Chair et le Diable, Georges Bancroft et Betty Compson, les deux damnés de l’océan, sont toujours étrangement excitants comme l’étrangeté peut être inquiétante…

Les qualifier de « sexy » ne convient pas car il y a plus en eux : une luminescence, une palpitation, un miroitement qui leur confèrent une paradoxale sacralisation; une moire de leurs traits de visage qui attire, qui absorbe en alternant la proximité pulvérulente du grain de la peau et le lointain nappé et immaculé qui émousse les contours des corps et des visages. En somme, une aura.

Mystère définitif des corps et de leurs mouvements enregistrés par le cinéma muet des années 1920, secrets irréfragablement perdus de leur saisie photogénique, comme Langlois l’exprima pour définir les images de Jean Vigo dans L’Atalante en les comparant aux bleus des vitraux de Chartres. Secrets perdus à jamais.

On pourrait reprendre la comparaison : ces visages, ces épaules et ces gorges, ces démarches et ces allures, le tombée de ces étoffes et les accidents de leurs ouvertures, ces nudités cachées et exhibées simultanément par des voiles fluides, les nuages de ces chevelures, les reflets obscurs de leur fixation gominée, sont des secrets enfouis pour toujours.

Sans doute n’y a-t-il plus de légitimité imaginaire, morale (ou immorale !) et industrielle à fabriquer de tels corps et à rechercher de tels effets. Aussi, peut-on décréter enfouis les secrets de fabrication de ces vecteurs d’Eros. Un autre aspect du cinéma de ces twenties contribue à son pouvoir fascinatoire : son rythme, la vitesse d’accomplissement de l’action. Moins les gestes des acteurs ? qui peuvent être inutilement excessifs et sans justification psychologique ? que l’action proprement dite. Les scènes sont construites dans une durée qui paraît aujourd’hui dilatée. Une sorte d’effet tableau persiste encore dans ce cinéma et les réalisateurs ne craignent pas d’étirer une situation au détriment de la continuité alerte et efficace du récit afin qu’elle soit plus contemplée que comprise. Les récits de Camille ou celui de La Chair et le Diable avancent sous l’effet de grands blocs de narration lente s’enchaînant brusquement, que le dialogue, et son renforcement réaliste, n’adoucit pas encore.

La pose et la recherche vestimentaire des acteurs étaient étudiées et mises en scène de manière à retenir et stimuler l’attention, à nourrir l’imagination, car l’enjeu dramatique de chaque séquence était d’emblée annoncé : la montée du désir. D’où ce sentiment de moindre fluidité narrative entre les scènes au profit de la présence des acteurs qui paraissent aujourd’hui démonstratifs et pesants et entretenant un lien relativement lâche avec le récit. Cet étirement temporel ? du moins son impression – accentue a contrario l’agitation collective (voir la très longue séquence du cabaret des Damnés de l’océan de Josef Von Sternberg) ou le goût pour laisser l’hystérie prendre des dimensions délirantes (La Princesse aux huîtres, Camille) ou encore favoriser la complaisance des gestes obscènes (La Symphonie nuptiale).

Au fond, l’érotisme spécifique émis par le cinéma muet fut intrinsèquement lié à la temporalité, à la vitesse d’accomplissement de la mécanique narrative. Caresse du muet…

Je m’arrêterai plus particulièrement sur cinq des films de la présente programmation.

Camille de Ray C. Smallwood avec Alla Nazimova et Rudolph Valentino est sans doute exemplaire de ce traitement du temps narratif. L’action du film avance à la mesure de grands morceaux clos de narration, tels des tableaux (le film garde la mémoire, en 1920, du cinéma des premiers temps) et paraît s’appesantir au cours de chacun d’eux, mais leur enchaînement brutal schématise le récit dont le spectateur connaît la fin légendaire depuis le roman d’Alexandre Dumas et l’opéra de Giuseppe Verdi.

Dès que Nazimova est à l’écran, l’agitation emporte toutes les composantes de l’image : décors, costumes, comportements des acteurs. La souplesse du corps de l’actrice proche de la torsion hystérique, sa chevelure volumineuse, la traîne de ses robes, la font ressembler à une lettre d’alphabet dessinée par Erté, le peintre-graphiste de l’Art Déco. Lorsqu’elle est filmée sur fond de tissu ou de papier peint, elle se mêle comme une arabesque dans le grouillement des formes imprimées agencées en « cachemire ». Les voiles la masquent et l’irradient à la fois. Le rideau de pluie qui tapisse le fond du décor d’un des plans séquences, dote Nazimova de l’élégance et de la souplesse du mouvement d’une algue ondulante dans le flot d’un torrent. Valentino n’est pas moins séduisant et sexué. Son profil et ses cheveux plaqués et brillants lui confèrent un statut d’objet sexuel rarement dévolu ainsi aux hommes dans le cinéma muet.

C’est peut-être cette exception que Stroheim a voulu exploiter. Dans La Symphonie nuptiale, aucune actrice n’émet de particulière projection érotisante sur son entourage, ni la boiteuse promise, ni les monstresses de la cour. Pourtant Fay Wray est malmenée précocement avant son destin de captive dans l’antre de King Kong. Ce dernier l’effeuillera délicatement. Stroheim, lui, la capture également mais c’est lui qui déploie depuis sa position avantageuse de prince cavalier, sanglé, botté et casqué, une stratégie érotique qui préfigure la prédation concupiscente. La grande scène sous les pommiers, dont la mythologie tient pour une part à la performance de la fabrication des fleurs en cire, est une des scènes les plus féériquement érotiques de l’époque muette, mise en scène imprégnée d’une pureté perversement romantique. La légère brume nocturne qui émousse les contours corporels des personnages et la pluie de pétales de fleurs, la blancheur phosphorescente des costumes sur fond de nuit engendrent une paradoxale innocence érotique. Dans sa version d’Erotikon, Gustav Machaty a baigné également ses personnages dans une constante atmosphère de nuées scintillantes, de fumées et de multiples pulvérulences. Fumées des cigares, mousse des bières, fourrures ébouriffées sur les épaules, satins éblouissants des robes, blancheur stellaire des visages composent une symphonie de matités luminescentes. Le sommeil de Ita Rina, encombré de désir ? qui annonce les désirs nocturnes de Dita Parlo dans L’Atalante ? ne serait pas si troublant sans ce velours de l’image.

Josef von Sternberg fut dès sa période muette le maître de ce sfumato dont le style se perpétua chez le cinéaste jusqu’à son dernier film.

Brouillard enveloppant le port, filets de pêche qui atomisent les masses d’ombre et de lumière, volutes des grilles surmontant les literies miséreuses, fumées tabagiques du cabaret, vapeurs des machines dans les soutes de navires, blonde chevelure gazeuse de Betty Compson, autant de stratégies pour voiler l’image et introduire optiquement le vertige sensuel. La nonchalante pesanteur de Brancroft s’oppose à la fébrile souplesse de Compson. Celle-ci pèse peu dans les bras du marin géant, même trempée parce que sauvée de la noyade par lui. Désarticulée comme une poupée, il la dépose humide, les vêtements collés au corps, sur une couche improbable et une autre femme la dévêt délicatement… Ah ! cette insistance sur les bas qui raccorde avec le voyeurisme de Brancroft, bas qui se roulent jusqu’aux chevilles inanimées.

L’érotisme du cinéma muet fut en effet principalement une affaire de regard : convoitise de Louise Brooks par le jury et le réalisateur de film de Prix de beauté, gourmandise optique des soupirants de Clara Bow (Hula)…

Greta Garbo, lors de sa première rencontre en fiacre avec John Gilbert, dévoile d’emblée par le regard sa disponibilité perverse, sa langueur entreprenante et irrésistible, sa duplicité entre lassitude et convoitise. Voilette, éclairage du visage et maquillage se conjuguent pour faire de Garbo une sorte de vampire diurne et mondain. Dans La Chair et le Diable, l’échange de la cigarette, le rouge à lèvres appliqué avant de recevoir l’hostie de la communion, le calice de vin de messe tourné par Garbo pour boire à l’endroit des lèvres de son amant, demeurent des scènes parmi les plus osées du muet : humidité encore, délibérément celle des lèvres cette fois. L’ultime crise hystérique de Garbo s’identifie à une sorte de prière et constitue une audace rarement retrouvée pour mêler de manière scandaleuse la pureté spirituelle et la dévoration du désir.

Bien que n’ayant pas été sculptée par un Pygmalion, telle que Marlène Diétrich le fut par Sternberg, Greta Garbo tourna sept films avec Clarence Brown, cinéaste sans génie qui sut néanmoins irradier sa puissance marmoréenne. Ses épaules imposantes et ses pieds qu’on devine grands, traits physiques qui s’attachent aux femmes du nord et qui préfigurent Ingrid Bergman, ne ternirent pas la beauté « platonicienne » du masque parfait qui lui tint lieu de visage. Celle qui ne tourna jamais en couleur, chargea ses effets érotiques des tics névrotiques des bourgeoises insatisfaites. Une sorte de fatigue et une emphase gestuelle pour tirer ses cheveux en arrière ou lisser la neige de son visage, agissent encore aujourd’hui sur les penchants fétichistes qui alimentent le goût de cinéma.

Peut-on aller jusqu’à avancer que le cinéma muet dans son entier fut érotique, comme René Clair clama un jour que le cinéma en son entier était moderne !