Roman Polanski

Michel Ciment

Espiègle et grave, moderne et classique, émotionnel et distant, précis dans sa préparation et capable d’improvisation, épris de réalisme mais hanté par l’imaginaire, mêlant souvent la comédie en surface avec la tragédie en profondeur, Roman Polanski est nourri de contradictions et si rebelle aux étiquettes qu’il n’a cessé de déconcerter. Pourtant en cinquante ans de cinéma, dix-sept long métrages et dix court métrages, l’auteur de Cul-de-Sac offre une ?uvre d’une cohérence rare sous le signe néanmoins de la variété et d’un renouvellement constant. A vingt-cinq ans, dès Deux Hommes et une armoire, il impose sa marque. Ces deux protagonistes issus de la mer avec un meuble insolite qu’ils transportent avec eux, seront rejetés par la société. Leur singularité indispose ceux que laissent froids l’action d’un assassin ou le meurtre d’un chat par des adolescents. L’intolérance envers la différence donne le la d’une réflexion qui ne cessera plus sur les rapports de force entre les êtres. Quelques années plus tard Le Gros et le maigre, parabole sur le pouvoir et la servitude, puis Les Mammifères où des pantins beckettiens dignes de Fin de partie se disputent un traîneau, confirment par leur dépouillement et leur pessimisme la maîtrise d’un auteur épris d’essentiel. Comme Alain Resnais, de dix ans son aîné, Polanski acquiert une réputation internationale avant même d’aborder le long métrage.
Cette maturité précoce est le fruit d’une vie déjà marquée par des épreuves ineffaçables. Né à Paris en 1933 de parents juifs d’origine polonaise, il suit peu après sa famille qui retourne à Cracovie. Arrachés au ghetto, ses parents sont déportés et sa mère périra à Auschwitz. Recueilli par des paysans, il survivra à la guerre et échappera à la solitude et à la grisaille du régime communiste en rencontrant le monde de l’art, d’abord comme acteur sur les planches (et plus tard à l’écran dans Une fille a parlé et les Innocents charmeurs de Wajda) puis en entrant en 1954 dans la célèbre école de cinéma de Lodz où il reste cinq ans en faisant ses premières armes de réalisateur et en fréquentant assidûment les projections des films classiques et contemporains. Ses premières passions – le choc de Citizen Kane mais aussi Huit heures de sursis de Carol Reed, Hamlet de Laurence Olivier, Rashomon et Le Château de l’araignée de Kurosawa, les films de David Lean – indiquent déjà les tendances profondes de sa personnalité artistique : un goût pour l’expressionnisme et la stylisation, la primauté accordée au visuel, le souci du professionnalisme, l’intérêt pour les héros solitaires, la recherche improbable de la vérité.
Associé par la critique dès ses premiers films, au début des années soixante, à la Nouvelle Vague pour sa liberté de ton, sa problématique moderne, la radicalité de son style, il se distingue vite de ses jeunes collègues bien qu’il admire à bout de souffle, Les Carabiniers, et certains films de Truffaut tel Tirez sur le pianiste. Comme le montrera le classicisme souverain de ses derniers films – Le Pianiste, Oliver Twist et déjà avant eux, Tess – Polanski fait partie de ces modernes anti-modernes comme les a si bien définis Antoine Compagnon – méfiant envers la recherche de la différence pour la différence, le besoin d’épater, l’exercice de style, les trouvailles formelles sans justification organique. Revus sous cet éclairage Le Couteau dans l’eau, Répulsion, Cul-de-sac, Le Bal des vampires et plus encore Rosemary’s baby et Chinatown qui ont établi sa réputation frappent par la rigueur du style, la maîtrise de la mise en scène, le soin dans l’écriture des scénarios.
Polanski est un conteur-né et rien ne le fascine tant que de faire en sorte que le public soit à l’intérieur du film, littéralement absorbé par le monde, qu’en démiurge il a recréé. Il a avoué lui-même son goût pour les films qui se passent dans un intérieur où l’on sent les murs autour de soi, où l’on a la sensation d’être là, où l’on est le témoin invisible de ce qui se passe. De ce point de vue, la Varsovie dévastée de la deuxième guerre mondiale du Pianiste, le Londres victorien de Oliver Twist sont l’aboutissement de cette aspiration esthétique à une mise en scène sans ostentation, précise et concentrée avec un souci constant de détail vrai. Son étonnement jubilatoire face à l’illusion d’un univers factice et pourtant bien réel rejoint celui d’un Orson Welles, son maître revendiqué, devant la machine cinématographique hollywoodienne qui lui rappelait son train électrique. Par où l’adulte rejoint l’enfant.
Chez Polanski, le décor devient dès lors un élément essentiel qui semble même donner naissance au film et les héros – ou plutôt les anti-héros – se définissent par le lieu où ils vivent. L’appartement de South Kensington où habite Carol (Catherine Deneuve) dans Répulsion ou celui de Rosemary’s baby, l’immeuble du Locataire, les bateaux du Couteau dans l’eau, de Lune de fiel et de Pirates, l’île de Cul-de-sac, le Chinatown des années 1930 dans le film homonyme, les châteaux de La Neuvième porte, l’antre de Fangin dans Oliver Twist, la pièce où se réfugie Szpilman (Le Pianiste) sont autant de lieux hantés, porteurs de menaces, les corrélatifs objectifs, en somme, des tourments vécus par les personnages.
Cette prédilection pour les atmosphères se prolonge dans le retour régulier de Polanski à la scène qu’il dirige des opéras (Lulu, Rigoletto, Les Contes d’Hoffman) ou des pièces de théâtre de Amadeus de Peter Shaffer à Doute de John Patrick Shanley en passant par Hedda Gabler d’Ibsen. Protagoniste de ses propres films (Le Bal des vampires, Le Locataire) ou interprète principal sur les planches de Beckett (En attendant Godot) Kafka (La Métamorphose) ou Shaffer encore (Amadeus) Polanski révèle sa passion pour le jeu qui n’a d’égale que son intérêt complémentaire pour les personnages. Grand directeur d’acteur il connaît pour être lui même un interprète la fragilité des comédiens, leurs doutes et leurs inquiétudes et sait tirer d’eux des ressources insoupçonnées.
Refusant d’analyser ses films et tout aussi réticent à rapprocher sa vie de ses films (mais auteur néanmoins d’un passionnant livre de Mémoires, Roman) Polanski (comme Kubrick un autre de ses pairs qu’il admire) s’ingénie à brouiller les pistes, à passer, comme pour effacer les traces, d’un genre à l’autre, du thriller (Frantic) au film noir (Chinatown) de l’étude psychologique (Répulsion) à la comédie de l’absurde (Cul-de-sac) du film de pirates (Pirates) au drame romantique (Tess), du film de vampire (le Bal des vampires) au film d’horreur (Rosemary’s baby). Longtemps nomade et cosmopolite il a tourné en Pologne, en Grande-Bretagne, en Italie, aux Pays-bas, en France, en Autriche, aux États-Unis. Impossible pourtant de ne pas entendre dans ses films les échos des épreuves qu’il a traversées.
Si il avoue que le comportement des tueurs de son Macbeth repose sur un épisode de son enfance où un officier S.S avait fouillé sa chambre dans le ghetto, cette vision particulièrement sanglante de la tragédie de Shakespeare a été tournée peu après le meurtre atroce de son épouse Sharon Tate enceinte de leur enfant. Et Le Pianiste, récit du ghetto de Varsovie avec son atmophère claustrophobique jette une lumière rétrospective sur le thème de l’enfermement si central dans son ?uvre et qui prend sans doute sa source dans un souvenir d’enfance où des soldats nazis construisirent un mur au bout de la rue où il habitait, clôturant ainsi le ghetto. L’univers de Polanski est peuplé de mondes clos, de culs de sacs, de personnages solitaires (Le Locataire), traqués (Frantic) ou possédés (Rosemary’s baby), de paranoïaques aux abois (Répulsion), de victimes des conventions sociales (Tess). Comment vivre avec sa culpabilité nous dit Macbeth mais aussi la Jeune fille et le mort. L’auteur du Pianiste est un survivant qui voit la vie (proche là encore de Kubrick) comme un affrontement permanent et le monde régi par l’impératif territorial cher à Robert Ardrej.
Si ses premiers films sont proches du théâtre de l’absurde de Beckett ou de Pinter ou influencés par le surréalisme avant de céder la place à un romanesque plus classique, l’?uvre dans son ensemble témoigne d’un même regard lucide et sans concession, une même méfiance de la transcendance et de l’idéalisme, une même absence d’apitoiement, une même interrogation sur le mal, une même angoisse face à l’autre, une même présence lancinante de la mort. Tout se passe comme si chaque personnage hésitait toujours à ouvrir une porte – la première ou la neuvième qu’importe – par peur de ce qu’elle révèlera. Et si Tess, son premier film d’amour, et Oliver Twist laissent percer un certain romantisme des paysages il est sans doute permis d’y déceler le souvenir de la campagne polonaise ou, moment de hâvre, loin du ghetto, le jeune Roman trouva refuge.