Les frères Quay

Olivier Séguret

Les rares documents péri-biographiques dont nous disposons à propos des frères Quay nous apprennent peu de chose de leur état civil comme de leur personnalité.
Jumeaux "identiques", selon la nouvelle expression pédagogiquement correcte qui remplace celle de "vrais" jumeaux (les autres, dissemblables, n’étant en aucune façon des "faux"), les frères Stephen et Timothy Quay sont nés en Pennsylvanie en 1947. Ils ont étudié le graphisme et l’illustration à Philadelphie avant de poursuivre leur formation au Royal College Art de Londres. C’est dans la capitale britannique qu’ils réalisent, dans les années soixante-dix, leurs premiers films, des courts métrages d’animation. Dans cette même ville, qu’ils n’ont pas quittée depuis, ils ont installé la maison de production sous le label de laquelle ils réalisent tous leurs films, les Koninck Studios.
Profondément influencés par le maître de l’animation tchèque Jan Švankmajer auquel ils vouent un culte depuis l’enfance, les frères Quay jouissent depuis une vingtaine d’années d’une réputation extrêmement élogieuse dans le monde de l’animation. Leur petit chef d’?uvre devenu classique, La Rue des Crocodiles (1986), est à juste titre considéré comme une date dans l’histoire de ce genre. Le cinéaste visionnaire Terry Gilliam, amateur éclairé de la chose dessinée, a récemment sélectionné cette perle universelle parmi les "dix meilleurs films d’animation de tous les temps".
Il faudra néanmoins attendre 1994 et leur première réalisation de film "live" pour que le nom des frères Quay imbibe les cercles plus larges de la cinéphilie : avec Institut Benjamenta, adapté du texte de Robert Walser, ils s’imposent d’emblée dans le paysage. Leur film ne ressemble à rien de connu, leur trajectoire est étrange, leur gémellité curieuse… tout cela suffit à les cataloguer définitivement pour ce qu’ils sont peut-être : de brillants et profonds originaux.
Ce n’est pas In Absentia (2000), The Phantom Museum (2002) ou l’Accordeur de tremblements de terre (2005) qui arrangeront les choses. Ce dernier, l’ultime qu’on ait pu voir et dont le titre ressemble trompeusement à un livre pour enfants de Claude Ponti, enfonce même le clou de l’irrédentisme absolu des frères Quay. S’il n’y avait la nécessité propre à cette fantastique histoire passionnelle entre un savant fou et une diva, on pourrait imaginer derrière cet Accordeur de tremblements de terre tous les chapitres d’un manifeste. Tout ce qui fait l’âme du cinéma des frères Quay, de leur style et de leur dimension mentale, y est juxtaposé comme à la parade, avec une application aussi malicieuse que sourcilleuse.
S’ils suscitent le respect, la curiosité, l’admiration, souvent les frères Quay provoquent aussi une certaine perplexité, essentiellement due à leur rapport au monde, réel ou médiatique. Ils se tiennent dans une sorte de retrait, un au-delà de la cinéphilie courante. Ils sont rares et mystérieux, comme les meilleurs plaisirs ici-bas. Il ne faut pas s’imaginer pour autant les frères Quay en vierges effarouchées, en ermites isolés de la vie et de son brouhaha contemporain. Ils savent très bien se mettre aux manettes de ladite modernité lorsqu’on les leur demande gentiment, comme ce fut le cas pour certains vidéo-clips (notamment pour Peter Gabriel) ou même une foule de publicités : des spots pour Nikon, MTV ou Coca-cola, par exemple, mais aussi pour le très civique "Partnership for a drug-free America".
De même, leurs contributions artistiques extérieures sont régulières : des décors pour une version Broadway des Chaises de Ionesco ; des panneaux vidéo pour des scènes d’opéra, pour des concerts ou même de courtes scènes d’animation pour les besoins de films tiers. L’une de leurs dernières escapades a été leur collaboration avec le compositeur british Steve Martland : un concert-projection live à la Tate Modern de Londres, événement à l’occasion duquel ils ont réalisé quatre courts-métrages spécifiques.
Si les frères Quay restent néanmoins des passagers clandestins du cinéma moderne, c’est aussi parce qu’ils ont choisi de camper sur une faille où ils sont bien seuls. Ils sont à cheval sur ce précipice, cet abyme, qui sépare le cinéma en salles de celui dit expérimental, et que l’on consomme autrement : dans des expositions, des installations, sur DVD, via Internet… ou dans des festivals comme celui de La Rochelle qui les accueille aujourd’hui.
Ils sont modestes dans leur publicité personnelle et circonspects, pour ne pas dire parcimonieux, voire sibyllins, dans les rares interviews qu’ils accordent, mais leur art n’est pas timide ni discret. Quant il s’agit de risquer, de créer, d’inventer, ils démontrent à chaque plan une audace dont peu de cinéastes peuvent aujourd’hui se flatter.
Chez eux, surtout, on trouve la marque d’une respiration sans équivalent. Bien sûr, il y a le style, ce cinéma-univers qui se compose et se réinvente à chaque bobine. Bien sûr il y a les atmosphères symbolistes, les titres ruiziens, les intrigues wagnériennes, les personnages fin de (xixe) siècle et ce cachet littéraire décadent et éthéromane qu’auraient prisés Huysmans ou Jean Lorrain. Mais il y a surtout la pulsation profonde d’une alchimie particulière : chez les frères Quay, le rythme plan à plan, image par image, par lequel se fabrique leur cinéma d’animation, maintient sa percussion dans leur cinéma classique. Pas simplement parce que c’est un cinéma graphique, pictural et iconologique, mais aussi parce que la dimension existentielle y est la même : le monde comme nature morte. Dans le premier cas on y insuffle la vie par l’animation ; dans le second on l’anime en y insufflant la vie.
D’où vient cet étrange savoir des frères Quay, de quel testament ciné-philosophal et magique ont-ils hérité ? Faisons l’hypothèse gratuite et invérifiable que c’est là l’empreinte de ce qui les constitue au plus profond : leur gémellité.
Les cinéastes qui ne travaillent que par paire, on ne les compte plus. Depuis Louis et Auguste Lumière, c’est l’une des plus belles fatalités du cinéma, que Godard a autrefois formalisée dans un de ses aphorismes fameux : "Le cinéma, ça se fait à deux".
Selon certains, les plus fébriles et audacieux des cinéphiles, cette habilité au duo est davantage qu’une forme de la singularité du cinéma : c’est le signe quasiment divin de sa supériorité sur tous les autres arts. Les poètes, les compositeurs ou les peintres marchent seuls parce qu’ils le doivent, et que c’est impérieux. Les cinéastes, qui sont un peu tout cela à la fois et bien
d’autres choses encore, peuvent parfaitement marcher par deux. On trouvera toujours des exceptions : les peintres Gilbert et Georges, les photographes plasticiens Pierre et Gilles… Mais au cinéma, cette exception du duo est une règle aussi valable que celle de la solitude. Couples conjugaux (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard), couples amis ou couples amants (Olivier Ducastel et Jacques Martineau, les Gianikian), et enfin couples frères, sans doute les plus nombreux représentants de cette étrange espèce de cinéastes bicéphales : frères Taviani, Farrely, Coen, Larrieu, Dardenne… Doit-on ajouter les Marx Brothers ?
Là où les frères Quay décrochent la timbale symbolique de la fraternité au cinéma, c’est naturellement dans leur état de jumeaux, qui plus est "identiques". Ils doublent la mise en quelque sorte, ils suggèrent l’idée qu’ils sont deux fois plus frères que les autres frères cinéastes et ils tirent évidemment de ce statut d’exception une force aussi singulière qu’inégalable, dont ils usent et jouent avec une espièglerie et une intelligence qu’ils sont seuls au monde à pouvoir réellement mesurer. La meilleure illustration de cet état de fait se trouve dans leur signature, ce jeu de lettres par lequel un artiste achève une ?uvre et la revendique. Eux omettent systématiquement leurs prénoms et la signature de leurs
?uvres est toujours unie dans le syntagme "Un film des frères Quay". Dans leurs notes d’intentions, idem. Souvent, même, les entretiens ou "propos recueillis" ne sont pas distinctifs. Le journaliste pose sa question et "les frères Quay" répond(ent). Comme une voix unique, un ch?ur. C’est exactement à l’image de leur cinéma : sérieux et joueur, rigoriste et baroque. Les frères Quay semblent avoir tracé une ligne dont ils ne bougeront jamais, mais elle leur permet toutes les souplesses et nous bénit de cette pluie de films, instruits et contemplatifs, buissonniers et néanmoins éduqués, jansénistes et pourtant excentriques, austères mais infiniment extravagants.