Sous le soleil exactement

Jean-Bernard Pouy

L’AK 64 n’est pas une version récente de la Kalashnikov. C’est simplement une histoire de cristallisation stendhalienne. Le rouge et le noir. Sans doute les couleurs de la jupe à carreaux d’Anna Karina dans Bande à Part de Jean-Luc Godard, même si ce film, datant de 1964, est en noir et blanc. Le départ de mon attachement irraisonné pour cette fée se situe là, exactement là, au moment où j’ai découvert, dans cet hommage caché à Queneau (elle s’y appelle Odile et, à la fin, on la croque), qu’Anna Karina ressemblait tout à coup, c’était évident, à la jeune fille dont j’étais amoureux à l’époque, même si cette dernière était blonde comme une héroïne de Bergman. Que s’est-il passé, ce jour-là ?

Quatre ans avant les événements et en plein bouleversement urbanistique des alentours de la capitale, le cinéaste peint les aventures polardo-amoureuses d’un trio d’aigrefins un peu dépassés par la vie, littéraires en diable, mais divinement libertaires. Tout ça dans un triangle dont la pointe nord se situerait du côté de la Bastille et la base vers Saint-Maurice et tous ces endroits où la Marne se meurt en s’évanouissant dans la Seine. Et c’est tout. Pourtant, ce film fut une captation. Un rapt. Un enlèvement. Je me suis retrouvé, sans l’avoir prévu, à courir derrière AK, non pas pour la rattraper, mais pour venir à son niveau. Car elle avait tout à coup beaucoup d’avance, comme Godard en avait par rapport au cinéma. D’ailleurs, pendant le film, elle court beaucoup, comme si elle fuyait quelque chose, peut-être une lourdeur du temps présent, ou l’annonce d’un futur catastrophique. Elle en traverse, des jardins, en piétine, des plates-bandes, en escalade, des murets. Elle ne respire qu’en courant, ne se calme qu’en arpentant, sur son antique bicyclette, la complexe frontière entre la ville et sa banlieue. Avec sa jupe à carreaux, et ses chaussettes noires. J’habitais, alors, dans le pavillon de mes parents. Qui dit pavillon, dit jardin. Le jardinet, devant, le vrai jardin, derrière. Le troène devant, le pommier derrière. Dans le récit, ce sera d’ailleurs le lieu où l’histoire se clôt, où la mort rôde, où l’avenir se tisse sous un arbre dont j’ai oublié le nom.

J’étais donc banlieusard, version sud, et, à présent, j’habite du côté de Bastille. Inconsciemment, tout au long d’une vie, la mienne, j’ai fait le même parcours qu’Anna dans Bande à Part. J’y ai mis le temps. D’ailleurs, ce n’est pas la seule correspondance involontaire. Par exemple, j’ai appris depuis que l’actrice jouant la bourgeoise que les protagonistes veulent cambrioler, était la mère d’un de mes camarades de lycée, la même année. Plus tard, le jour où, angoissé, j’ai passé les 3 jours, en sortant de la caserne de Vincennes, enfin réformé, j’ai été boire le verre de la libération, juste en face, dans le grand café où la sublime scène du « madison » avait été tournée. Ce ne pouvait pas être autrement. Debout devant le comptoir, j’ai, pensif et immobile, rejoué l’étonnante chorégraphie de cette séquence. J’y étais. Et j’étais Sami Frey, avec son chapeau, amoureux transi, et j’étais Anna, et aussi Claude Brasseur qui, pendant un cours d’Anglais inénarrable, lui avait écrit, sur un bout de papier: « To bi or not to bi contre votre poitrine, zat is ze question. »

La belle Anna, seule en son genre, avait pourtant déjà traversé l’intime de ma jeune cinéphilie. L’étudiante du Petit Soldat, ombre légère, un peu myope et hébétée, au moins aussi larguée que j’étais face à ce récit qui s’inventait comme politiquement incorrect. L’improbable strip-teaseuse en mal d’enfant d’Une femme est une femme, fine silhouette virevoltante, avec cette voix rauque qui subjugue les adolescents, et un accent venu de nulle part (c’est-à-dire de chez Dreyer), aussi inquiétant que charmant (« je mets le pyjama ou la chemise de la nuit? »). Celle, qui, cerise sur le gâteau, collectionne les « Série Noire ». Je ne savais pas encore, que, vingt après, j’entamerais une autre façon d’envisager une telle collection. Elle avait eu beau être la femme poussée à la prostitution de Vivre sa Vie, elle restait, à notre soulagement, d’une pudeur exemplaire, de cette retenue qui génère, a contrario, les fantasmes les plus idéalistes, comme celui de discuter avec Brice Parain…

Depuis, elle a résisté à tout, et notamment au statut de muse et de compagne d’un cinéaste, sans doute le plus important du monde de la Terre. Il lui fut certainement difficile d’être et de jouer à la fois la destinataire de lettres d’amour et de rupture, lettres filmées ayant, (heureusement pour elle, mais ça ne pouvait pas être autrement), le statut de chef d’oeuvre. Peut-être parce qu’elle a toujours su garder, encore aujourd’hui, cette « immaturité » chère à Gombrowicz, qui, à la fois, tend à nous protéger à jamais des dégâts de l’âge adulte et à garder la pulsion incroyable et éphémère des derniers jours de l’adolescence.

C’est peut-être pour cela qu’elle aime chanter et qu’elle chante toujours. Et qu’elle chante depuis le début. Ces petits airs passagers et entêtants qui sont la musique de l’épaisseur du temps et de la fragilité des jours, des airs aussi simples que poignants, impossibles à chantonner à sa place. Aujourd’hui encore, avec Philippe Katerine, elle joue peut-être dans un film où l’on chante. Avec le temps, on peut se demander si Pierrot le Fou est un film où il y a les plus belles chansons du monde, ou bien une longue chanson triste avec des vrais morceaux de film autour. Qui n’a pas rêvé, par exemple, de se faire réveiller, un matin, par quelqu’un, en peignoir, la casserole à la main, chantonnant comme si le soleil ne venait de se lever que pour elle ? Quant à sa ligne de hanches, nous sommes d’accord, c’est notre ligne de chance.

Et pourtant, quand, laminé par la modernité du film (Aragon avait même dit: « je tiens JLG pour l’honneur du cinéma d’aujourd’hui »), et effondré d’y sentir le désespoir d’une séparation, je suis sorti, la première fois, de la projection de Pierrot le Fou, bouleversé, ne sachant plus si le réel était une illusion, je me suis demandé où pouvait être Marianne/AK. Pour l’aider, la rassurer, la convaincre que tout ça ce n’était que du cinéma, que c’était idiot de penser que « le cinéma c’était la vie ».

François Weyergans a dit, à l’époque, que Jean-Luc Godard, c’était lui, et que c’était lui, François Weyergans qui avait fait tous les films de Jean- Luc Godard. Et bien moi, je vous dis qu’Anna Karina, c’est moi, et que tous les rôles qu’a tenus Anna Karina, c’est moi qui les ai joués.

Depuis, le temps a passé, à la grande vitesse de 24 images par seconde. On a su, on a vu. Tant de films. Y compris celui (Vivre Ensemble) qu’elle a dirigé elle-même. Tant de rôles, si différents, et souvent ceux d’héroïnes mythiques. Comment une personne respirant une telle fragilité butée, pouvait-elle habiter des femmes mystiques, solaires ou maudites, déjà épuisées par la littérature? Et quelle littérature ! Diderot, Camus, Durrell, etc.! Peut-être parce qu’elle avait décidé, à l’avance, de ne pas être une star, mais tout simplement une de ces frêles étoiles scintillantes dans le fond bleu nuit de l’écran, ce cadre indestructible devant lequel chacun, dans sa vie, au moins une fois, existe vraiment.

Moi, quand j’ai vu Bande à Part, j’ai entamé ma vie.

Peut-être qu’elle n’est que danoise, Anna. Une terre sans cesse menacée par le flux liquide d’un océan de larmes et de sueur. En tout cas, elle est celle qui équilibre l’Histoire. Shakespeare énonçait qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Anna Karina nous prouve le contraire. Ça fait une moyenne.

Mais je me méfie : je ne me souviens que trop bien de la fin de la célèbre, trop célèbre séquence où AK déambule sur la plage en psalmodiant « qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ». Ferdinand lui lance, d’un ton rogue: « Silence ! J’écris ! ».

Ce que je suis en train de faire. Alors, je me tais. Mais, au fond de moi, je vais bien faire attention à ne pas quitter, mentalement, Anna Karina. Je n’ai aucune envie de me faire sauter le caisson, comme Belmondard, à la fin de Pierrot le Fou.