Le cinéma de Rithy Panh : une résistance à l’amnésie

James Burnet

Par commodité, un film est défini fiction ou documentaire. Alors, son auteur est condamné à rejoindre une famille de cinéastes ou porter un héritage. Cela n’a plus lieu d’être avec Rithy Panh. Survivant du génocide cambodgien commis par les Khmers rouges entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, et qui a fait près de 2 millions de morts sur 7 millions d’habitants, détruit en partie une culture et déstructuré une langue, il est irradié à vie par ce qu’il a vécu au moment du passage de l’enfance à l’adolescence. Dès lors, l’oeuvre ne peut être que totale et unique. Il rejoint les écrivains italien et hongrois, Primo Lévi et Imre Kertész, le peintre slovène Zoran Music dans sa série prémonitoire Nous ne sommes pas les derniers, survivants des camps nazis. Leurs oeuvres ne s’inscrivent dans aucun courant artistique et couvrent un espace de création jusqu’alors inconnu. Dans le cas de Rithy Panh, son cinéma est à la fois fiction, documentaire, roman et même théâtre; et souvent, à l’image cinématographique se superposent l’image photographique et l’image picturale. Pour cet arpenteur de la mémoire, comme il se définit, le cinéma s’est imposé pour restituer la mémoire du génocide. Le cinéma qu’il a découvert par hasard au lycée, en France, grâce à une petite caméra et quelques bobines de 3 minutes a été une chance de survie. Passant le concours de l’IDHEC, il ne cessait de se dire : « si tu ne fais pas de films, tu vas mourir ».

A sa sortie de l’IDHEC, il tourne Site 2, aux abords des frontières (1989), premier chapitre de ce livre cinématographique sur la mémoire des rescapés et des disparus. « Depuis mon premier film, je ne cesse de remonter la piste qui mène au coeur de la même question qui a bouleversé mon existence et surtout celle de mon pays: pourquoi ? ». Il combat cette peur omniprésente qui habite chacun des survivants alors que les bien-pensants de la « page tournée » souhaitent que cet héritage de l’histoire reste muet, choisissant le confort intellectuel et sacrifiant l’avenir. « Lorsque tu as peur, ta peur s’infiltre parmi les générations, et des milliers d’âmes devant et derrière toi en sont humiliées », écrit Nikos Kazantzakis dans Ascèse.

Avec ce film, le cinéaste revient sur ses pas vers le Cambodge qu' »il n’a pas fui, mais quitté » en plein chaos quelques semaines après le renversement du régime khmer rouge par les Vietnamiens. Dix ans ont été nécessaires pour se reconstruire, pour retrouver sa langue maternelle qu’il ne voulait plus parler après avoir voulu être « le plus loin possible de son passé ».

C’est à partir de la frontière khmérothaïlandaise – où lui-même s’était réfugié en quittant le Cambodge – dans le camp Site 2, nom éponyme du film, où 180 000 cambodgiens survivaient que Rithy Panh se réapproprie l’espace géographique de son pays natal et l’espace mémoriel du génocide. Dans les dédales du camp, le réalisateur découvre une femme, Yim Om. Cette mère, écrit-il, « s’est vraiment imposée ». Elle lui parle de sa solitude extrême face à sa douleur de survivante, de la vulnérabilité quotidienne des réfugiés, de son attachement à la rizière qu’elle a dû abandonner. La femme et la rizière – représentation de l’âme nourricière – ne quitteront plus son cinéma. Chaque film est un hommage à la femme cambodgienne qui « a vécu des choses terribles » et qui est en même temps « porteuse de vie et d’espoir ».

Dans Site 2 aux abords des frontières, le réalisateur définit la place de la caméra qui sera la règle éthique de tout ce qu’il fera ensuite : faire corps avec les personnages « sans effets dramatiques et esthétiques ».

Les Gens de la rizière (1994), premier long métrage fiction, d’après le roman, Le riz, de l’écrivain malais Shanon Ahmad, dont l’héroïne porte le même nom, Yim Om, que la paysanne du camp de réfugiés, témoigne ainsi que la fiction se nourrit du documentaire. Les dialogues de la fiction s’inspirent des propos de Site 2 sur la dislocation de la société rurale au Cambodge par la violence des hommes. C’est aussi un retour à ses origines : « un film sur les paysans était ancré en moi ».

Cette fiction réhabilite la société paysanne cambodgienne que les Khmers rouges – dont les dirigeants étaient en partie des citadins issus de la bourgeoisie – se sont littéralement appropriée pour imposer leur révolution agraire sanguinaire. « Ils ont volé la misère des paysans cambodgiens et même leur rêve, pour en faire une révolution, pour servir leur révolution ». Ils ont été jusqu’à tuer l’âme de la terre en éradiquant le nom des plants de riz et leur signification symbolique pour les remplacer par des numérotations. Les Khmers rouges ont ainsi coupé tout lien entre les êtres et la terre. Un soir après la guerre (1997) représente le pont entre la campagne et Phnom Penh dans cette reconquête de la terre natale. Il est également un film de transition dans la restitution de la mémoire du génocide.

Alors que d’importantes archives cinématographiques ou photographiques ont été retrouvées sur les camps d’extermination et les massacres nazis, c’est à un « génocide sans images », selon l’expression du critique Serge Daney, auquel nous sommes confrontés au Cambodge. Et depuis ces quatre années fatidiques, les Cambodgiens sont emprisonnés dans une mémoire individuelle excluant toute mémoire collective sans laquelle pourraient sombrer à jamais le passé, mais également le présent et le futur.

Deux films rappellent que les Cambodgiens ont été « réduits à l’état d’objet » pour être ensuite « détruits » selon la terminologie khmère rouge. En réalisant Bophana, une tragédie cambodgienne (1996) et S21, la machine de mort Khmer rouge (2002), Rithy Panh « met de l’ordre dans ce chaos de l’horreur » pour reprendre l’expression d’Hanna Arendht. Deux films qui doivent être vus dans l’ordre chronologique.

Bophana, une tragédie cambodgienne raconte l’histoire d’une jeune femme qui résiste au diktat des Khmers rouges en écrivant des lettres d’amour à son mari, acte fatal. Jusqu’à sa mort, Bophana crie à la face des bourreaux de S21 – l’ancien lycée Tuol Sleng devenu centre d’extermination – qui l’ont torturée pendant des mois qu’elle est un être humain. Pour ses tortionnaires, Bophana n’est qu' »un animal sans âme ni conscience ». La tragédie de cette femme est celle de tous les Cambodgiens. Dans ce magnifique poème tragique consacré à la femme, Rithy Panh montre que Bophana n’a pas disparu, qu’elle est toujours là et que les Khmers rouges ont donc échoué dans leur entreprise de destruction, d’annihilation de l’être humain.

Au-delà du narratif, il met en place un dispositif filmique pour la restitution de cette mémoire. D’une part, le témoignage oral et pictural du peintre Van Nath, l’un des sept survivants des 16 000 hommes, femmes et enfants incarcérés à S21. D’autre part, l’impossible parole du bourreau Houy, un responsable de la sécurité de ce lieu, qui conduisait les détenus à la mort dans la banlieue de Phnom Penh, à Choeung Ek.

La rencontre entre les deux hommes, dans une cour de Tuol Sleng, à l’initiative de Nath alors que le réalisateur « pensait ne pas en avoir le droit » met le bourreau dans l’obligation de témoigner lui aussi lorsque le peintre l’entraîne avec douceur et détermination devant les toiles qu’il a peintes en sortant de S21 et qui sont accrochées dans une des salles de cet établissement devenu le musée du génocide. Ce plan séquence, filmé à la demande de Nath, sera la matrice de S21, la machine de mort Khmer rouge.

Dans ce dernier film, le réalisateur reprend le face à face entre Nath et Houy mais en présence d’anciens khmers rouges qui ont « travaillé » à S21. Il ne se veut ni procureur ni juge. Ce n’est ni une reconstitution ni une mise en scène, plutôt une restitution. Trois ans de travail, 450 heures de rushes pour montrer et tenter de comprendre comment des hommes ont fait fonctionner une « machine » à tuer que d’autres hommes avaient pensée.

Avec La Terre des âmes errantes (1999) et Les Gens d’Angkor (2003), il poursuit son long cheminement dans la mémoire du génocide. La caméra de La terre des âmes errantes accompagne le chantier qui enfouit un câble optique dans la terre cambodgienne, laquelle libère parfois les traces de la tragédie. Après tant de tourments, une légitime aspiration à l’apaisement se manifeste dans la lumière des Gens d’Angkor, malgré la douloureuse déambulation d’un adolescent parmi les vestiges angkoriens.

Rithy Panh ne veut pas être uniquement le cinéaste du génocide commis par les Khmers rouges. « La vraie bataille pour moi, c’est d’être un cinéaste tout court ».