Du côté de l’Est

En sillonnant les festivals depuis deux ou trois ans, il nous est apparu que de jeunes cinéastes, en dépit de toutes sortes de difficultés, réussissaient à faire émerger à nouveau l’humour, le goût de l’humanité, l’intelligence, la fantaisie et l’imaginaire de ceux que l’on avait coutume de rassembler autrefois sous l’appellation « Pays de l’Est ».

La quinzaine de films rassemblés ici a l’ambition de rendre compte de la diversité de ces nouveaux talents, qui, à part le grand Paskaljević, sont totalement inconnus en France.

 

Être honnête sans livrer toute la vérité

par Miroljudb Buckovic

 

Un regard sur treize films provenant de huit cinématographies – autrefois organisées à la méthode socialiste – de pays aujourd’hui appartenant ou côtoyant l’Union Européenne, révèle au premier abord peu d’uniformité du point de vue de la programmation. Un regard libéré de l’optique idéologique, compte sur de nouvelles armes à l’ère de l’époque post-idéologique : dans chacun des huit pays, on emploie le terme de « transition » qui, même en dehors de ces territoires, est utilisé comme filtre spécifique pour une vision en profondeur des différentes sphères de la vie. La transition, vue de l’extérieur, vient parfois accuser l’incapacité d’un milieu à surpasser ses problèmes actuels, alors que pour un pays de transition, l’utilisation la plus logique de ce terme sert plutôt d’excuse à l’impuissance et aux grandes erreurs. La transition aspire les erreurs. Un véritable tourbillon se forme lorsque personne n’est en position d’assumer ou d’excuser les fautes commises. Par le biais des médias, les structures au pouvoir dissimulent les erreurs du système, les rendent invisibles et façonnent ainsi une base solide servant à de nouveaux écarts, parfois bien pires. À travers leur regard, les créateurs d’œuvres cinématographiques rendent la réalité palpable, reconnaissable et claire. Ils contribuent à une vision objective en travaillant sur « l’erreur » : une erreur est possible, ou une erreur a été commise. Les fautes sont imperceptibles à première vue. Elles ne selivrent qu’à un spectateur initié. Seul un regard attentif expose ces écarts à la lumière du jour.

 

Les « revizors »

La première scène de Les Jours et les heures de Pjer Zalica est conçue comme si elle avait été inspirée par le Revizor de Gogol : pas d’introduction, le film démarre brusquement, nous pénétrons directement dans l’action. Surtout, nous assistons à une histoire poignante : la naissance de l’âme, un processus qui, dans la tradition slave s’avère être une apparition fréquente, douloureuse et majestueuse. Dans ce processus, le mystère relève du « suspense » : si un aboutissement advient, quelles perturbations prévues et inattendues interviendront dans l’apparition de l’âme et quelles conséquences en découleront ? Les corps, porteurs de l’âme, se sont éparpillés dans une guerre terminée depuis peu. Les traces palpables ont disparu : les tirs ont cessé. Dans l’œuvre de Pjer Zalica, le temps des états d’âmes, le Revizor, est arrivé. Ce film marque une avancée dans l’affirmation du langage filmique précis et expressif de Pjer Zalica. Contrairement à au Feu (Léopard d’argent à Locarno en 2003), son nouveau film est lumineux, plus ténu d’un point de vue dramaturgique. Moins orienté vers un spectacle d’attraction, il joue sur la finesse du jeu de Senad Basic, Semka Sokolivic et Mustafa Nadarevica.

Dans le film signé par Goran Paskaljević, Songe d’une nuit d’hiver, la banlieue de Belgrade paraît davantage en retrait du monde que dépassée par les courants de celui-ci. On y rencontre un exilé revenu dans sa ville, un homme chassé de la communauté suite au meurtre d’un ami. Comme en linguistique, quand une double négation laisse place à l’affirmation, on peut croire qu’un double exil conduit au pardon. Dans le film de Goran Paskaljević, le double exil ne crée pas les conditions nécessaires à l’acceptation. L’homme, revenu dans l’entourage responsable de son exil, se trouve privé de toute possibilité d’agir ; désormais, il n’existe qu’à titre d’observateur. Ce milieu isolé lui laisse la possibilité d’entrevoir, mais pas de s’exprimer. Le paysage grisâtre de la ville devient pour lui un sourd écho de la vie, les séquelles d’un milieu autiste.

Goran Paskaljević conçoit en effet Songe d’une nuit d’hiver sur un double autisme – d’une part, celui de l’héroïne Jovana, fille d’exilés bosniaques dont la mère intelligente l’initie à un « monde ouvert » et, d’autre part, un autisme « naturellement choisi » du côté du milieu serbe, qui, à travers la politique et l’action de l’élite, a systématiquement alimenté l’isolement du pays depuis les quinze dernières années, y compris l’arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic, son arrestation puis sa déportation à La Haye. Dans ce film, tous parlent une langue commune et pourtant, ils ne parviennent que rarement à se comprendre.

Avec Quatre, le scénariste Vladimir Sorokin, et le réalisateur Ilya Kharzhanovsky. Ils réalisent ainsi un des films les plus convaincants de l’année. Le high tech et le rustique, le sophistiqué et le banal s’entremêlent dans la scène d’ouverture où un dialogue d’une demi-heure intervient pour éclairer le spectateur mais aussi pour le guider vers une mauvaise piste. Le spectateur est le témoin de la confession de trois personnages, vivants sans aucun doute, mais qui nous laissent dans l’incertitude de leur réalité. Le film se déroule dans la Russie actuelle, pays qui envoie des messagers dans le cosmos pendant qu’une partie de sa population se débat dans la boue. La douceur et l’arrogance sont traitées sur le même plan par Kharzhanovsky dans sa mise en scène radicale, certes parfois révisionniste, mais imposant assurément une œuvre cruciale du cinéma russe contemporain.

 

Les rêves

La quête de la distinction entre l’homme vrai et l’homme de marbre, les concours du plus beau bébé, les auditions à la découverte de vrais talents, le recrutement des jeunes pour travailler dans les camps de nudistes, viennent confirmer le besoin incontournable et la recherche de plaisirs instantanés et artificiels. Un rêve tchèque relève possiblement du choix de deux étudiants de la FAMU de Prague, Vita Klusak et Filip Remunda, d’élaborer une transition, incarnée dans l’œuvre faisant l’objet de leur travail de fin d’études. Le Rêve tchèque n’est « tchèque » que par son lieu de tournage. En fait, celui-ci pourrait se situer n’importe où. Les meilleurs produits aux meilleurs prix sont le piège de chaque communauté. Klusak et Remunda ont investi tout leur budget pour créer une véritable chaîne de supermarchés dans lesquels on pourrait trouver de tout. Les réalisateurs s’y sont totalement consacrés, incluant leurs propres vies. Heureusement pour eux (et pour les clients), personne ne se sent appauvri, bien au contraire, tous se sont enrichis d’une expérience intense.

La Saison de Ferenz Toeroeka est la relecture hongroise de Vera Hitilova et de la fraîcheur apportée par la découverte de la liberté dans les années soixante. L’expérience des changements, des révolutions de velours et des fast forward économiques a eu pour effet de réduire la sensibilité de la jeunesse face aux attractions extérieures. Elle vit éparpillée entre le réel et le réalisable. L’ennui, la stagnation, le désir de changement dans l’attente d’une réelle impulsion pour réanimer leurs corps forts mais lourds, sont la devise des générations de jeunes insatisfaites et silencieuses.

La scène surréaliste du survol d’un objet trapu sous le ciel lumineux de Sarajevo casse tout espoir d’un jour meilleur. Les rêves ne tombent pas du ciel comme un colis d’aide humanitaire lancé d’un parachute sur la neige. Le distributeur de rêves n’est perceptible qu’à travers le regard d’une guérilla urbaine récemment rassemblée (nouveau phénomène) : des adolescents qui font face à leur jeunesse sans notion véritable de l’enfance puisque celle-ci leur a été enlevée par la guerre.

 

Les reconnaissances

Svetozar Ristovski, jeune réalisateur de Skoplje, tout comme Dusan Kovacevic, est l’un des plus remarquables dramaturges du nouveau théâtre serbe. Il est également le scénariste des films de Slobodan Sijan, Emir Kusturica, Goran Markovic, Goran Pasklajevic… Dans Mirage, il traite de l’hypertrophie des mensonges et des escroqueries liée au passé récent des Balkans.

Les masques camouflant les visages des héros dans Mirage de Svetozar Ristovski, aussi bien que dans Le Professionnel réalisé par Dusan Kovacevic ne peuvent pas tomber. L’élément déclenchant la chute des masques annonce l’apparition de la vérité. Reconnaître est une façon d’apprivoiser la vérité. Un affrontement violent avec celle-ci conduit au dénouement. Toutefois, admettre ne signifie guère libérer de la faute. Les films de Ristovski et Kovacevic n’installent pas la vérité sur un piédestal, mais mettent au premier plan la démarche initiée : la prise de conscience qui précède la vérité.

Vaterland – un carnet de chasse marque les débuts impressionnants de David Jarab, hommage extraordinaire à Luis Bunuel. Le film bouscule la scène cinématographique de la dernière saison. Ce premier thriller surréaliste tchèque avec le maître tchécoslovaque Jan Švankmajer, avec tout son univers et un langage propre au cinéma tchèque contemporain. Ayant recours à humour de répétition, David Jarab écarte, à travers son œuvre, le nouveau cinéma tchèque de la suprématie de la recette télévisuelle, et le rapproche de ses célèbres modèles cinématographiques.

Les minorités

Les dernières décennies du xxe siècle ont renforcé l’omniprésence et le pouvoir de l’image télévisuelle. Impossible d’échapper à l’influence de la télévision, une bonne occasion de mettre en évidence la situation et le destin des Roms. La programmation de La Rochelle présente deux œuvres qui, en se basant sur le langage et la grammaire filmiques, accompagnées d’idiomes certifiés par les films sur les Gitans d’Aleksandr Petrovic, Emir Kusturica, Goran Paskaljević, Tony Gatliff, Stole Polov… développent un lexique nouveau, compréhensible des spectateurs d’aujourd’hui. Dallas, pa shamende de Robert Adrian Pejo, qui dépeint une « Gipsy Town » quelque part en Hongrie, jongle avec assurance entre l’agitation des exclusivités et les séries télévisées. Le Livre de records de Shutka d’Aleksandr Manic apparaît comme un CD Rom analogue au thème d’entremêlement des personnages, des confessions, des normes morales, à l’époque moderne de modèles de comportements morts, mais ressuscités, traditions appliquées, le tout emmêlé, mais articulé vers un grand humanisme avec le triomphe de la justice sur la différence.

Sans pêché

Dans Edi, Piotr Trzaskalski traite de l’amitié masculine dans un monde de brutes qui rappelle le Moonlighting de Jerzy Skolimowski. Edi montre des coupables et innocents. C’est également un film qui tourne autour de la transition : une manière de toujours trouver la solution au meilleur prix qui s’avère finalement le plus coûteux. La note humaniste du film de Trzaskaiski est livrée par la naissance immaculée d’un enfant conçu dans la passion, d’où découlent la légation et l’acceptation de l’erreur. La résolution finale est loin d’être anodine, mais la seule envisageable : tous apaisés, personne satisfait.

Désolé pour kung-Fu d’Ognjen Svilicic pénètre l’univers des montagnes dalmatiennes au moment où la guerre en ex-Yougoslavie tire à sa fin et où les exilés rentrent des pays de l’Union Européenne. Dans ce « paradis » rural, Svilicic n’intègre que deux éléments de la culture urbaine : le Rock classique que découvre avec sa guitare, un adolescent privé d’enfance et de véritables idoles. À de lumineux paysages ouverts, s’opposent des fermetures et une xénophobie polie, comme un refus à reconnaître le moindre germe de sa propre descendance génétique. « L’enfant est-il des nôtres si le père ne l’est pas ? ». Dans le film de Ognjen Svilicic, tout ce qui est local est aussi international, mais minces sont les chances que ce qui relève de l’extérieur et de l’altérité soit reconnu comme étant « nôtre ».

La Mort de Mr. Lazarescu, le second film de fiction de Cristi Puiu est basé sur un fait réel parmi. Cette œuvre simple, poignante est la représentation à la fois fascinante et passionnante de la vulnérabilité de la vie. Le film évolue vers un véritable cours d’anatomie. La fatigue corporelle des médecins et du personnel qui luttent toute la nuit pour sauver une vie est le reflet d’un épuisement de l’âme, d’une défaillance du matériel, auxquels s’affronte la civilisation.