Le K WatkinS

Jean-Pierre Le Nestour

Peter Watkins est un phénomène. Une comète récurrente dans le ciel pâle du cinéma contemporain. Un champignon trop rare. Un honnête homme… Et c’est le grand mérite de cet homme-là que d’avoir survécu à presque tout. Physiquement, intellectuellement et artistiquement. Des bombardements de la Luftwaffe aux assauts conjugués de la bêtise, du conformisme et de la censure, sous l’œil goguenard des marchands du temple. Ceux qui savaient bien, en leur faible intérieur, qu’ils n’auraient qu’à se baisser pour ramasser et empocher les dividendes. Tous un peu ébranlés, pourtant, dans la certitude satisfaite de leur hégémonie par quarante années d’une carrière insolemment libre et une poignée de films cultes.

« Il faudrait interdire la psychanalyse aux canailles », disait Lacan. L’histoire récente prouve, hélas, qu’il eût fallu leur interdire aussi le cinéma… Mais la censure, la marginalisation des œuvres qui dérangent, le discrédit, l’insulte, sont plutôt de leur fait. Les plus grands cinéastes en ont largement fait les frais sous toutes les latitudes et Peter Watkins n’échappe pas à la règle qui détient une sorte de record olympique en la matière. Peu de réalisateurs ont, en occident, dû faire face autant que lui à la malveillance, à l’obstruction systématique, à l’acharnement du système et de ses séides. Et c’est plutôt bon signe, non ? Après tout, si Joseph Goebbels, Beria, J. Edgar Hoover ou Maurice Papon se mettent à apprécier votre travail, c’est peut-être le moment de vous poser des questions…

Il est certain que ses détracteurs les moins hostiles l’auraient volontiers imaginé revêtu des oripeaux de Don Quichotte ou dans le costume étriqué de Joseph K, à l’ombre d’un château ou d’un moulin à vent, faisant face aux mauvais procès et aux persécutions, défiant l’Inquisition espagnole ou les réquisitoires staliniens. Peter Watkins ne leur aura pas fait ce plaisir. Marcher jusqu’au bûcher, soit, mais prendre la tangente avant les brodequins, la poire d’angoisse, la question ordinaire ou extraordinaire…

Peter Watkins est un rebelle. Le genre de type qui donne l’impression qu’il aurait pu apparaître n’importe où sur la planète, à n’importe quelle époque, et rester le même personnage entier, irréductible. S’appeler Spartacus et être né en Thrace, plutôt qu’à Norbiton (Surrey), ce petit village au doux nom de hobbit du sud de l’Angleterre… Écrire pour les kanaks comme Louise Michel en déportation… Chanter, une orchidée dans les cheveux, « I gotta right to sing the blues » devant le parterre blanc fromage des habitués du Carnegie Hall…

Peter Watkins est un hérétique. Au sens pasolinien du terme, c’est à dire avant tout un individu présent dans la vie et le débat d’idées comme un acteur attentif et utile. Un pourfendeur des dogmes et des idées reçues, qui aura porté la sédition filmique aux quatre coins du monde et montré que rien, jamais, n’est écrit dans le marbre. Que les films ne sont pas la chasse-gardée des professionnels ou le domaine exclusif des artistes et que tout le monde peut s’y mettre, sans considération de moyens techniques ou financiers (qui pourrait croire aujourd’hui que Punishment Park, ce film qui selon Jean Rouch « contient le monde entier », n’a coûté que 50 000 $, soit à peu près le budget d’entretien annuel d’un animal de compagnie pour n’importe quelle star d’Hollywood ?).

Peter Watkins est une légende. Le seul cinéaste, peut-être, à s’être vu attribuer l’Oscar du meilleur documentaire pour un film de fiction ! (The War Game – La Bombe). L’inspirateur anonyme du « bed-in for Peace » de John Lennon en 1969, du travail de song-writers conséquents (David Bowie, les Rolling Stones…), de l’univers de peintres, de dessinateurs et de plasticiens. Enki Bilal, par exemple, qui le compte définitivement, aux cotés de Tarkovski et de Kubrick, dans le trio de ses influences majeures. Jusqu’à ce brave José Bové qui reconnaît être un beau jour entré en militance après avoir visionné La Bombe… Sans parler du nombre incalculable de cinéastes, et non des moindres, qui ont largement emprunté à son œuvre, à son style et à son efficacité, pour nourrir leur propre travail. Et s’il existe des copistes, facilement repérables à l’œil exercé, dans un métier qui vire aujourd’hui, dans le meilleur des cas, au simple karaoké cinéphilique, considérons les « emprunts » des plus illustres comme autant d’hommages indirects de la profession à l’un de ses représentants les plus inventifs. Il n’y a pas plus de honte à copier qu’à être copié, « il n’y en a qu’à être dépassé par son ombre » (Baudrillard).

Peter Watkins est un cinéaste vivant. Par opposition aux cinéastes morts-vivants, ces zombies interchangeables qui encombrent de leur présence mortifère l’essentiel de la production internationale. Tous ces petits soldats du cinéma en ordre de bataille, qui confondent la violence et l’action quand la non-violence, précisément, c’est l’action véritable, comme le rappelait opportunément Jean-Claude Carrière dans une chronique radiophonique. Convoquez si ça vous chante, à l’occasion d’une prochaine séance de spiritisme, les mânes du Mahatma Ghandi et demandez-lui ce qu’il en pense…

Peter Watkins est un empêcheur de tourner en rond, qui filme comme il respire. Au risque de suffoquer, parfois, tant l’atmosphère est délétère dans le monde des images. Il appartient à une espèce en voie d’extinction accélérée qui faisait, il n’y a pas si longtemps, tout l’intérêt du cinéma que nous aimions. Une disparition qui fait la joie des fossoyeurs, caniches de tous les pouvoirs ou idéologues de la marchandise, qui n’ont de cesse, depuis son invention par les frères Lumière, de détourner à leur seul profit les potentialités illimitées du premier des arts authentiquement populaire. Ceux qui persistent à n’envisager la lanterne magique que sous son aspect le plus misérable : un formidable instrument de pouvoir. Sans comprendre qu’ils sont en train de tuer la poule aux œufs d’or et, avec elle, la promesse d’un nouveau langage universel qui restera à jamais lettre morte.

Peter Watkins est un électron libre. Tombé du ciel, sous les auspices bienveillants du néoréalisme et de l’école documentariste anglaise, à l’époque bénie (mais s’agissait-il vraiment du même monde ?) d’une deuxième naissance du cinéma, au moment précis où la roue allait tourner encore une fois, où les mots avaient un goût de liberté inespéré (Free Cinema, Angry young men, Nouvelle Vague, Cinema Novo…). Un temps où l’on ne voulait plus se contenter de la définition d’un Céline et ne voir dans le septième art que cette « grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves… », et encore moins se ranger « du coté des vendeurs » au grand « marché où l’on vend des mensonges » (Brecht). Un temps où le cinéma américain lui-même, par le dynamisme de sa production indépendante, allait donner au monde, un lot de films majeurs sans précédent.

Est-ce un hasard si, à la fin des années soixante, Peter Watkins est aux États-Unis et travaille avec Marlon Brando à l’écriture d’un projet sur le massacre des indiens, qui devait s’intituler Proper in the Circumstances, et dont on ne se consolera jamais qu’il n’ait pu voir le jour ?

Peter Watkins est un visionnaire. Citoyen du monde avant que d’être cinéaste anglais, il aura pourtant sauvé par anticipation l’honneur du cinéma et de la télévision britanniques (« The lost hero of british TV », titrait à son propos The Guardian dans un supplément télévision de février 2000) avec, toujours, un Eurostar d’avance sur la plupart de ses collègues. Le genre de leadership involontaire que l’on ne vous pardonne pas facilement. Il aura fallu attendre le troisième millénaire, et la sortie en DVD de The War Game et de Culloden à l’initiative du BFI (British Film Institute) pour que Peter Watkins connaisse enfin, au Royaume-Uni, un début de reconnaissance officielle. Nul n’est prophète en son pays…

Peter Watkins a un secret. Il travaille. Avec acharnement. Et continue de questionner inlassablement dans son champ d’activité les évidences trop vite admises : le rapport hiérarchique des réalisateurs avec le public ; les notions d’objectivité, d’indépendance et de participation dans la fiction comme dans le cinéma dit « du réel » ; les moyens d’expression mis en œuvre et les manipulations qu’ils supposent… Autant de problématiques interdites de débat public et dont la seule évocation suffit à lui aliéner la sympathie de nombre de ses confrères.

Pour autant, Peter Watkins n’est pas un artiste maudit. Plutôt un cinéaste « hanté ». Comme il y a eu, pour reprendre les mots de Simenon, des peintres « hantés » : Bosch, Goya, Van Gogh, Munch. « Ils ne se satisfont pas du monde tel qu’il nous apparaît et ils osent, à leurs risques et périls, s’aventurer au-delà pour nous en rapporter des images qui nous troublent, et souvent nous terrifient… Ne sont-ils pas des sacrifiés ? Ils paient. Pour nous, pour notre enrichissement en fin de compte. »

Il n’est pas interdit de lui dire merci.