Salut à Marlen Khoutsiev

Bernard Eisenschitz

Aucun des films de Marlen Khoutsiev n’est sorti commercialement en France. Ils ne sont connus que par les festivals et les rétrospectives du cinéma soviétique. Il faut donc découvrir un cinéaste rare, à tous points de vue puisqu’il a tourné moins de dix films depuis ses débuts en 1956.

Né en 1925 à Tbilissi, Marlen Khoutsiev grandit à Moscou, puis de nouveau en Géorgie, où il travaille pour la première fois dans les studios de cinéma. Il termine ses études au VGIK en 1952, et son premier film sort en 1956, alors que le cinéma – au rythme de toute l’URSS – prend un nouveau départ plein d’espoir et d’enthousiasme. Les films du Dégel reflètent presque au jour le jour le changement qui se produit dans tout le pays après le 20e Congrès. Ceux de Khoutsiev le feront de la manière la plus intense, et seront intensément perçus par ses contemporains. C’est peut-être pourquoi ils ont été reçus avec distance, manque d’intérêt, recul, réactions décalées par l’étranger, où son film, La porte d’Ilytch, dans sa version intitulée J’ai vingt ans, n’a pas été vu pour ce qu’il était : le film d’une génération. C’est dans l’après-coup, parfois à distance de nombreuses années, qu’ils apparaissent comme vifs et toujours novateurs.

Khoutsiev est avec son scénariste de La porte d’Ilytch, Guennadi Chpalikov, le plus représentatif des chestidessiatniki, la génération des années soixante, celle qui a cru à la possibilité à la fois d’un retour à la vocation originelle de l’État socialiste, et d’une prise de conscience du monde extérieur. Mais au sein de ce cinéma jeune, mu par une réaction violente contre ceux qui par servilité politique et académisme avaient occupé le terrain trop longtemps, il faut aussi apprécier le ton très particulier qu’il impose et maintient. Ce cinéma voulait revenir au quotidien certes, mais aussi à la simplicité et au naturel, qui ne sont pas les caractéristiques premières de notre auteur.

Il tourne ses deux premiers films aux studios d’Odessa. Puis c’est à Moscou, aux studios Maxime Gorki (produisant des films destinés à la jeunesse), et sous la supervision (équivalent du rôle de producteur) du cinéaste « réaliste » Serguei Guérassimov, qu’il réalise en 1961-1962 La porte d’Ilytch. La notoriété de Khoutsiev reste attachée à cette cause célèbre. En 1963, Nikita Khrouchtchev, qui a peu avant attaqué la peinture abstraite et critiqué les intellectuels progressistes, critique brutalement le film. Devant la parole du secrétaire du Parti, celui-ci doit être en partie retourné et remonté, pour sortir – sous le titre de J’ai vingt ans – après la chute de Khrouchtchev. Il ne sera restauré par son auteur dans sa version première qu’en 1988. Trois ans après ce scandale, Pluie de juillet, produit par Mosfilm, et trois ans après encore C’était le mois de mai par la télévision, sont plus radicaux peut-être. Ni l’un ni l’autre ne subissent de censure, mais leur diffusion est limitée.

Il est difficile sans doute d’imaginer la nouveauté de Printemps dans la rue Zaretchnaia (1956) et des Deux Fédor (1958), tant ce qu’il disent est devenu évident, et en quelques années à peine entré dans le langage du cinéma soviétique. Au début du premier, une jeune femme est prise en stop par un camionneur. Ce qu’elle voit défiler, c’est un paysage industriel sinistre, des gens qui vont au travail. La vie dans le faubourg ouvrier est faite de maisons surpeuplées, de rues sales, de cours du soir, de fêtes pour la fête. Dans Les Deux Fédor, c’est une vision sans optimisme de la reconstruction après la victoire, portée par la figure tourmentée de Vsasili Choukchine. Au lieu d’un sens proclamé du devoir, seule pèse la force des personnages, qui vont au fil des films de Khoutsiev définir une nouvelle forme de civisme et de devoir, dans une vie désormais changée. La nouveauté est qu’on y voit des personnages ? un ouvrier, une institutrice, un soldat ? essayer pour la première fois de réfléchir à leur vie.

Le changement, au cinéma, était sans doute affaire de vitesse : il s’agissait de trouver son rythme propre, et de ne pas ignorer celui de l’autre.

Du mouvement, c’est ce qui apparaît d’entrée de jeu dans les films de Khoutsiev, le mouvement des personnages. Voir les ouvertures : une jeune femme arrive en camion dans l’endroit où elle va travailler (Printemps dans la rue Zaretchnaia), un soldat revient de la guerre dans un train de la victoire bondé (Les Deux Fédor), trois jeunes hommes marchent dans Moscou (La porte d’Ilytch), une autre femme parcourt les mêmes rues, se retourne avec une curiosité agacée sur la caméra qui la suit (Pluie de juillet), des soldats se fraient un chemin jusqu’à Berlin (le montage d’actualités initial de C’était le mois de mai). Qu’ils reviennent chez eux comme le grand Fédor (de la guerre) ou comme Serioja (Faubourg d’Ilytch), libéré par anticipation avec toute la classe de 1961, qu’ils sachent où ils vont comme l’institutrice de la rue Zaretchnaia, ou non comme l’héroïne de Pluie de juillet, qu’ils ne sachent pas vraiment où ils arrivent, comme les soldats de C’était le mois de mai, ils bougent, ils évoluent. Signe d’une insatisfaction, d’une recherche. Ils sont à l’opposé des personnages du « cinéma de grands hommes ».

Ce mouvement se croise avec celui de la caméra. D’un film à l’autre, Khoutsiev change d’opérateur, stimulant la créativité de personnalités fortes comme Piotr Todorovski pour les deux premiers films, Margarita Pilikhina pour La porte d’Ilytch, German Lavrov pour Pluie de juillet. Le cinéma du dégel était aussi (dit Naoum Kleiman) une libération de la caméra, longtemps restée figée au niveau des héros. Elle prenait son envol, de manière parfois grandiloquente. Dans J’ai vingt ans et Pluie de juillet, elle suit d’abord les protagonistes, puis prend son autonomie, les précède, prend de la distance, elle s’élève pour les relier à d’autres (au début de La porte d’Ilytch) ou les resituer dans leur ville à l’aube (Pluie de juillet).

Les personnages de Khoutsiev ne détiennent pas de vérité a priori, ils ont simplement envie de se trouver. Ils vivent dans un pays auquel ils tiennent, ils conservent la conviction qu’il est unique, une utopie réalisée, tout en étant marqués par la blessure encore ouverte du stalinisme, par celle encore ouverte de la guerre. Parfois ils disent l’un pour l’autre. Un des plus beaux moments de La porte d’Ilytch est le toast que porte son héros aux choses qu’il « prend au sérieux . Parmi celles-ci, il mentionne « le fait que presque aucun d’entre nous n’a de père . Celui de Serioja est tombé au combat, et un peu plus tard, la rencontre entre le père mort à vingt et un ans et le fils de vingt-trois est un des grands moments du cinéma soviétique. Mais le spectateur des années soixante ne pouvait manquer de penser à d’autres circonstances, à d’autres pères disparus, comme celui de Marlen Khoutsiev, arrêté en 1937.

Khrouchtchev reprochait au cinéaste de montrer des bons à rien et d’ignorer le passé glorieux de l’URSS, justifiant à ses yeux toutes les aspirations du présent. Or, c’est bien ce qui obsède Khoutsiev, plus sans doute qu’aucun de ses contemporains. Le contrepoint du passé et du présent, qui culmine dans la rencontre père-fils, est le fil qui parcourt le film, dans une progression subtile : la manifestation du Premier Mai, sorte de partie de campagne filmée en reportage, la rencontre de Serioja avec le père de son amie, cynique et revenu de tout, la proposition de délation faite à son ami Kolia Fokine. La préoccupation première de ces « bons à rien » touche à la morale, à la fidélité à leurs origines. Mais la morale est proposée non à travers des discours, à travers la poésie, et pas seulement dans la fameuse « soirée des poètes » qui fut un des principaux motifs d’irritation de Khrouchtchev. La scène fut retournée, concentrée non sur les poètes mais sur l’assistance et le couple, et déplacée. C’est tout le film qui joue un beau parcours entre le dialogue et les voix off, Maïakovski étant à l’occasion relayé par un monologue intérieur.

Pluie de juillet, film en apparence jumeau, marque un désenchantement que définit son scénariste Anatoli Grebnev : « Alors que se terminaient les années soixante, nous parlions du risque d’indifférence. Des mots encore neufs et vivants quelques années plus tôt étaient en train de s’effacer, de se dévaloriser. Les idéaux pour lesquels certains avaient souffert devenaient une monnaie d’échange dans la vie quotidienne des autres. Bref, nous voyions s’éliminer de soi-même ce en quoi nous croyions. »

Aux dernières images, des jeunes restent muets devant une retrouvaille de vétérans de la guerre, et les personnages ont disparu. Les anciens combattants chantent le cheminement de l’Armée rouge vers Berlin. Le film suivant, C’était le mois de mai, commence où Pluie de juillet s’est terminé. Mais la suite montre un cheminement tout intérieur, la découverte par les soldats d’un camp de concentration près de la ferme allemande où ils sont stationnés. « Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux et des feux d’herbe… » Peut-être est-ce ce poids de l’histoire qui a détourné Marlen Khoutsiev de sa création vers un travail d’enseignant, dans la tradition soviétique de son maître Igor Savtchenko, cinéaste ukrainien dont le meilleur de l’oeuvre s’est transmis à ses successeurs. Mais les films sont là, et chaque vision en confirme la force.