Nicolas Philibert

Michel Guilloux

A l’issue d’une projection d’Un animal, des animaux à Marseille, un gamin invité à écrire ce qu’il avait pensé du film déclara s’être rendu compte qu’il ne connaissait pas beaucoup d’animaux. Alors il décida de rester jusqu’au bout. En est-il autrement de nous, face à ces films qui nous dévoilent chaque fois davantage des pans de l’humaine condition ? Parce que la vie est un roman, le cinéma de Nicolas Philibert est avant tout question de regard, le sien et le nôtre qu’il propose chaque fois de dessiller pour peu qu’on accepte la rencontre.

Prenez La Moindre des choses. Cela commence par une femme qui chante devant une caméra fixe, du vent dans les branches, une chaise abandonnée dans un parc, un drôle de château. Le spectateur assis plus ou moins confortablement pourrait se croire, lui dans la salle, à l’abri de ce qu’il voit à l’écran et désignerait de l’étiquette commode de « fous ». On voit bien, un peu plus tard, un groupe assis en demi-cercle qui répète une phrase par onomatopées, de plus en plus vite et l’on est pris de doute. Allez repérer qui est « pensionnaire » et qui est « soignant », selon la terminologie en vigueur à La Borde, dans ce lieu créé par Félix Guattari et Jean Oury. Plus loin, une autre phrase accroche l’oreille. « Lorsque les choses humaines sont à l’étroit dans les mots, le langage éclate. » C’est de Witold Gombrowicz cette fois, dont on monte la pièce Opérette. Il suffit d’autres plans, une main qui remplit une multitude de flacons de pilules colorées, pour ne pas oublier où l’on est. La distance, à l’opposé de tout voyeurisme, créée par les répétitions évite de tomber dans une vision idyllique de ce lieu. Deux manières en somme de nier l’existence et la souffrance de ces êtres humains. Et si l’on passe à travers le miroir, c’est bien grâce à la collision entre une farce musicale corrosive et tout ce travail préparatoire. Apparaît alors pour celui qui veut voir l’absence de limites à l’humain, qui est langage.

Si « l’art c’est la vie », selon la fameuse phrase d’Aragon à propos de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, il existe une dialectique féconde et en apparence paradoxale entre la simplicité apparente du dispositif adopté d’oeuvre en oeuvre et la densité que chacune recèle. On sait avec Foucault que l’on en apprend plus sur l’état d’une société en explorant ses marges qu’en fouillant son ventre mou. L’art des limites est sans doute ce qui caractérise la quête du cinéaste dans une confrontation radicale avec l’altérité, qui constitue pour chacun un moyen d’être soi. Le Pays des sourds, imposant un dispositif frontal pour capter le langage, parvient à restituer leur dignité d’êtres humains, vivant, souffrant et désirant à ceux qui deviennent les personnages d’une histoire. Nous ne sommes pas « eux » et pourtant, en acceptant la proposition de se confronter à cette altérité, nous pouvons nous enrichir. Voilà un cinéma qui, parce qu’il exige du spectateur un travail aussi dense que celui de l’auteur pour capter une réalité, permet de lever la tête là où le commun des productions commerciales et/ou télévisuelles en appelle au rabaissement de l’existence, des sensations et aux réflexes pavloviens.

En ce sens, Nicolas Philibert est un passeur et non un témoin. Sa caméra n’enregistre pas, ses films transmettent. Il témoigne d’un regard « flottant » comme on évoque « l’écoute flottante » en psychanalyse. L’effacement apparent du cinéaste ? peu d’intervention orale dans ses films ? signifie le refus de la redondance avec ce qu’il choisit de montrer autant qu’un investissement tout entier dans les moyens de son art. Nous sommes ici face à une écriture spécifique au cinéma, qui seule permet de laisser advenir le hasard dans les prises et de définir un choix au montage. C’est cette rigueur qui fait un auteur.

Les « fous », les « sourds » et les « enfants » pourraient former une trilogie de nos limites. L’infans étant celui « qui parle pas » selon nos ancêtres, l’enfant étant le père de l’homme selon Freud et le réalisateur ne filmant que trois quarts d’heure par jour sur plus de dix semaines de présence quotidienne, quel est le résultat ? Être et avoir. Il y a, dans cette classe unique deux choses qui frappent. D’un côté, comme un précipité de tous les âges de l’enfance, les joies et les peines qui nous façonnent tous pour la vie et, sur un autre versant, un portrait de ce « Monsieur » Lopez en double quasi-fraternel de l’auteur, chacun avec sa propre histoire tâchant de transmettre quelque chose aux « autres », en devenir ou spectateurs.

A un autre « bout » de cette filmographie, on pourrait trouver des oeuvres qui complètent ce voyage dans ce qui constitue l’humanité et qu’on peut nommer culture. La Ville Louvre et Un animal, des animaux forment deux autres pôles d’une même boussole. Chacun a eu sa dose d’imprévu. Le premier naît d’un projet de quelques jours qui va s’étaler dans le temps, tandis que le second dure sur les trois années de la restauration de la grande galerie du Museum d’Histoire Naturelle de Paris et constitue un discret hommage à René Allio, dont il fut l’assistant. D’un côté toute une hiérarchie sociale réunie dans la même communion d’un patrimoine artistique au service de tous, de l’autre toute une domestication de la nature. Un théâtre de gestes, de langage d’une part et de l’autre une distribution fascinante d’animaux morts, peints, qui prennent vie et sens en premiers et seconds rôles.

Du théâtre à la mise en scène, il existe tout un questionnement à l’oeuvre dans le travail de Nicolas Philibert. Chacun de ses films raconte une histoire, chacun de ses protagonistes devient personnage. Faut-il à tout prix le classer, le ranger sous une étiquette ou sur une étagère de la pensée ? Alors on l’évoquera comme un « docu-menteur », mais au sens du « mentir-vrai » aragonien, qui réfléchit à chaque fois aux moyens de ses fins et a compris que la réalité recèle les plus belles des fictions.

Qui sait ?, de ce point de vue, est à découvrir tant ce film n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait. Dans le cadre d’une série d’Arte, il s’agit de suivre une promotion de l’école du Théâtre National de Strasbourg. En apparence, nous allons suivre ce Groupe 30 chargé en une nuit d’élaborer une pièce sur le thème de leur ville de formation. On croit tout d’abord regarder des jeunes gens dont la flamme brûle pour les planches, avec ce que comporte de dynamique collective n’importe quelle réunion de cet âge, entre rire, tension et émotion. Au fil de la soirée, et de la fatigue, des plages de calme baignent le film, révélant des moments d’intimité composés d’incertitude et de plénitude. Si le regard du spectateur contribue à « faire le film », il doit convenir avoir fait fausse route, joliment mené en bateau par le réalisateur qui a tourné là durant trois semaines. Documentaire ou fiction ? Qui sait ? nous interpellait le titre. Chacun joue un rôle, le sien ou un autre peu importe, tant le film croise deux interrogations en acte, celle de jeunes comédiens sur leur art et d’un cinéaste sur sa propre pratique qui nous livre là une leçon de cinéma des plus subtiles en une recherche sans filet.

A l’ère des caméras de surveillance, dans la télévision comme dans les centres commerciaux, nous avons à l’écran une caméra de bienveillance qui en appelle à notre vigilance. Citoyen, Nicolas Philibert l’est aussi. On s’en souviendra avec ce plan séquence de trois minutes, élaboré avec Jean-Henri Roger et signé de plus de deux cents cinéastes, producteurs, distributeurs et exploitants indépendants, dans lequel Madjiguène Cissé dira « Nous, sans-papiers de France… » C’était en 1995 et c’est encore aujourd’hui. Seul cas sans doute où filmeurs, filmés et spectateurs se retrouveront ensemble, dans la rue.

Tout cela n’aurait jamais vu le jour sans cette autre rencontre qui marque une vie, celle du fils d’un passionné de cinéma et de théâtre de Grenoble et, sans doute une des plus belles conséquences de l’esprit de mai 68 persévérant au cinéma, des frères d’armes qui se nomment Richard Copans, Denis Gheerbrant, Éric Pittard ou Gérard Mordillat, rencontré sur le tournage de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère… de René Allio. C’est avec Mordillat qu’il co-signe son premier film en 1979, La Voix de son maître, victime de la censure à la télévision sous deux Présidents de la République successifs. François Dalle, PDG de l’Oréal, avait ses amitiés des deux côtés et ne supporta pas une vérité montrée sans fard. Ni artifice non plus. Dès ce premier film, on trouve des éléments en germe de la méthode « Philibert » : pas de discours ni de démonstration lourdement appuyée. Il suffit de laisser parler les interviewés, avec leurs mots et avec leur corps pour faire sens. La décennie quatre-vingt verra le cinéaste faire ses gammes, en des films sportifs où pointe déjà son sens du regard. Ils constituent autant de rencontres singulières dont on retiendra tout à fait arbitrairement les figures de Lapébie, et le retour poétique de Maurice Baquet, avec son violoncelle cette fois, en compagnie de Christophe Profit à l’Aiguille du Midi. Du cinéma buissonnier en somme.