Le cinéma d’Amos Gitaï

Serge Toubiana

Déjà riche d’une cinquantaine de films, la filmographie d’Amos Gitaï se partage presque équitablement entre documentaires et fictions. Au vu du nombre de films déjà réalisés, et au rythme où il continue d’en faire (au minimum, un film par an), on serait tenté de dire d’Amos Gitaï qu’il est un cinéaste boulimique. C’est heureusement plus complexe. On sent chez lui une volonté ou un désir obsédant d’inscrire le cinéma ? l’acte de filmer, de raconter une histoire ou de décrire une situation donnée, à travers la fiction comme à travers le geste documentaire ? à l’intérieur d’un territoire (Israël et toute la région du Moyen-Orient) déjà « gavé » d’images médiatiques. Pour Gitaï, filmer constituerait donc une alternative, une manière de dénoncer ou de se démarquer des images pré-fabriquées par les médias, qui nous donnent de cette région du monde une vision superficielle, idéologique ou partisane, en un mot factice. Car, là plus qu’ailleurs, filmer a nécessairement à voir avec la vérité.

Avant de commencer à réaliser ses premiers courts métrages, vers la fin des années soixante-dix, Gitaï a d’abord fait des études d’architecture, en Israël puis à Berkeley en Californie. Sans doute désirait-il, dans un premier temps, suivre les traces de son père, qui fut un élève du Bauhaus en Allemagne, avant de s’installer comme architecte en Palestine dans les années trente. L’influence de l’architecture est une des données centrales du cinéma de Gitaï. Dans presque tous ses films, on note un sens inné de l’espace, un souci permanent du cadre, et surtout, une volonté quasi éthique de creuser le territoire (géographique ou fictionnel), pour en découvrir la généalogie et l’histoire singulière.

Chaque film de Gitaï décrit un topos, un lieu ou un espace au sein duquel l’histoire se joue ou se remémore. Ce lieu, le cinéma aurait pour charge d’en faire advenir la mémoire. Ainsi, il résonne dans les films de Gitaï (on pense en premier lieu à Kippour, Eden ou Kedma, mais également à sa Trilogie de l’exil : Esther, Berlin-Jérusalem et Golem, l’esprit de l’exil) un « ça a eu lieu », ou plus encore un « c’est ici que ça a eu lieu », qui sous-tend cette obsession du territoire.

Cette notion de territoire revêt un caractère sacré dans le cinéma de Gitaï. Dès ses premiers longs métrages, qui datent de la fin des années soixante-dix, le cinéaste questionne inlassablement l’espace : c’est explicitement le cas dans House (1980), ou dans Wadi Rushmia tourné la même année, ou encore dans Journal de campagne (1982). Chaque film constitue un élément singulier, ou la pièce d’une mosaïque. Pour Gitaï, le territoire serait ainsi constitué d’un ensemble de pièces, comme dans un puzzle. Et chaque film constituerait un élément du puzzle, d’un territoire plus vaste.

On pourrait facilement qualifier ces premiers films de militants, à condition que cette notion ne soit pas prise dans un sens restrictif. Ce sont moins des films de dénonciation d’une situation politique donnée, celle d’Israël et des territoires occupés, que des films qui militent pour une sorte de vérité des lieux, et qui mettent en branle une série d’interrogations concernant l’espace et la possibilité d’y inscrire une image. Ce qui se joue dans les oeuvres de jeunesse de Gitaï, c’est l’inscription même du cinéma, c’est-à-dire de l’acte de filmer, de décrire des lieux et de creuser leur mémoire.

Ce faisant, le cinéma ne peut que lever certains tabous. Filmer, c’est faire exister le territoire en le questionnant de manière inlassable. Des films tels que House, Journal de campagne ou L’Arène du meurtre, ou d’autres tournés en Europe tels que Dans la vallée de la Wupper ou Au nom du Duce, oeuvrent à l’établissement d’une vérité historique enfouie, cachée ou oubliée, qui fait retour via le cinéma.

Car le cinéma est, dans sa nature même, lié au processus de la mémoire. D’où, chez Gitaï, l’usage récurrent du travelling qui serait comme la figure de style reliant de manière intime le déplacement dans le temps et celui dans l’espace. Chaque film de Gitaï est l’affirmation de ce processus par lequel un territoire (géographique ou humain, historique ou actuel, réel ou imaginaire) délivre sa vérité, ou une connaissance de lui-même que nous ignorions ou qui nous était jusque-là cachée.

Amos Gitaï a donc commencé par faire des films documentaires ? Esther, son premier film de fiction, date de 1985. Cela supposait un certain courage dans un pays comme Israël. Non que le cinéma n’y soit pas toléré, ni que la démocratie ne soit pas un élément essentiel, constitutif d’un pays comme celui-là. Mais interroger l’espace, se demander par exemple à qui appartenait cette maison de Jérusalem (House, puis vingt ans plus tard, Une maison à Jérusalem), poser la question du territoire sous l’angle historique, revient nécessairement et inévitablement à poser la question de la co-existence de deux entités historiques, Juive et Arabe, à l’intérieur d’un même lieu. Le cinéma de Gitaï se situe à l’intérieur d’un même espace, d’un même territoire, qui recouvrirait une vérité duelle, divisée historiquement, partagée en deux entités distinctes, qu’il s’agirait, sinon de réunir, du moins de rapprocher en vue d’une co-existence pacifique et harmonieuse. C’est la dimension prophétique de son cinéma, moins politique que poétique. Ce qui est à l’oeuvre dans les films de Gitaï, c’est moins la vision réconciliatrice d’un monde divisé, qu’une tentative d’en saisir l’essence duelle, le caractère partagé, au prix d’une réflexion critique qui se joue à travers des formes cinématographiques. Si le cinéma de Gitaï interroge le monde, alors il ne peut le faire qu’à travers ses outils propres, qui sont les formes : d’où l’usage du plan-séquence, ou celui du son direct, ou encore le cadre qui dessine une fenêtre ouverte sur le monde. Le thème qui traverse tous les films de Gitaï (jusqu’à son dernier, Alila, réalisé en 2003, qui se déroule entièrement dans un quartier de Tel-Aviv) tourne autour du lien : quel serait le fil secret qui relie entre eux les personnages d’une même communauté ? Qui dit lien dit territoire. Qu’est-ce qui fait territoire ? Cette question, chacun sait que le cinéma se la pose depuis la nuit des temps.