Le cinéma, c’est magique. Le cinéma, ce n’est pas réel, c’est magique ! Quand nous étions enfants, il n’y avait pas de télévision, nulle part à Calcutta, mais les salles de cinéma étaient superbes. Le Lighthouse, le New Empire, avec leurs bars et leurs salles de bal. Dans ces années-là, en Inde, les salles étaient aussi immenses que des temples. Je me rappelle qu’en été, pendant les grosses chaleurs de mai et juin, on se disait : « Allons dans un cinéma climatisé ! », pas seulement pour voir un film ! Mais pour pouvoir passer 2 heures et demie au frais ! Nous adorions voir les films pour enfants, comme Tarzan. Il y avait aussi les spectacles de magie, le théâtre et la musique. Traditionnellement, au moins un enfant de la famille, fille ou garçon, devait apprendre la musique, savoir jouer d’un instrument ou chanter. La magie était très à la mode à mon époque. Il y avait de nombreux livres de magie. Nous les lisions, et ensuite, entre frères, cousins et amis nous concoctions des petits spectacles pour la famille. Ces spectacles étaient présentés dans les théâtres qui se trouvaient à l’intérieur des maisons familiales. Tout le monde s’y réunissait pour jouer ou regarder. Cela faisait partie de la vie des familles bengalies de la « upper middle class ». Plus tard, un de mes oncles m’a fait cadeau d’un appareil photo. Alors, même quand il n’y avait plus de pellicule à l’intérieur, je continuais à cadrer, je regardais le monde à travers le cadre. Je suppose que c’est comme ça que j’ai commencé. Et d’ailleurs je pense que le plus important au cinéma c’est le cadre. Tout ce qui se passe en dehors du cadre n’a pas de sens. L’intérieur du cadre c’est votre univers, et l’expression de cet univers prend forme dans le cadre. Je n’ai pas fait d’école de cinéma. Quand j’étais au lycée, j’allais voir les films projetés par l’Alliance française, le British Council ou l’American Consulate. C’était gratuit ! Des films merveilleux, comme ceux de Jean Renoir, ou Le Voleur de bicyclette, que j’appréciais sans même connaître la langue. Ces projections ont développé mon intérêt pour le cinéma, et m’ont incité à apprendre à travers des livres de cinéma que je dénichais au British Council ou à la Bibliothèque Nationale. Très tôt, j’ai réalisé mes premiers documentaires, et beaucoup de films publicitaires. Je ne suis passé à la fiction que bien plus tard, et je suis toujours passionné par le documentaire. J’ai appris à travers ces différents médias. Lorsque j’ai réalisé mon premier documentaire indépendant Hungry Autumn, qui a obtenu pas mal de récompenses en Europe, je l’ai fait avec une petite caméra Bolex, et l’aide financière de quelques amis. Et ce documentaire a permis de constituer un mouvement important en Inde pour les documentaires indépendants. C’était en 1975. Ce documentaire a été montré dans des universités, des organisations syndicales. Mais ici, il n’y a aucune structure qui diffuse les documentaires. C’est triste, car beaucoup de jeunes cinéastes débutent ainsi. »
Nadine Tarbouriech : Vous avez aussi fait du théâtre.
Goutam Ghose : Oui, j’ai été acteur et j’ai aussi dirigé des théâtres. Le théâtre m’a appris à jouer et à savoir diriger des comédiens plus tard. Pour être réalisateur, il faut aussi savoir jouer. Il ne faut pas nécessairement être un bon comédien, mais au moins avoir cette connaissance. À mon avis, dans le cinéma indien, il y a des acteurs formidables, mais leur jeu reste très gestuel et théâtral dans bien des cas. Dans les scénarios, les personnages ne sont que la projection des stars qui vont les interpréter. Or, l’interprétation d’un rôle doit se définir par elle-même et à travers le personnage, c’est très important. Au cinéma, il ne faut pas jouer, il faut être, avant tout ! Vous jouez, bien sûr ! Pour être, il faut jouer ! Dans mon dernier film, il y a une actrice de Bollywood, qui est une star : Tabu. J’ai dû lui expliquer : « Dans un plan, il y a cinq éléments et jouer n’est qu’un élément. Il y a le scénario, la lumière, le son, les mouvements de caméra. Ce n’est que lorsque tous ces éléments se synchronisent que le plan est réussi. Toi, tu n’es qu’un de ces éléments ! Et elle m’a dit : ‘Oh, mon dieu, mais à Bombay, on fait tout à l’envers ! Ici vous attendez deux heures pour avoir la bonne lumière et à Bombay, une fois que la star arrive, tout est terminé !’ Votre interprétation gagnera encore si tous les autres éléments sont synchronisés. Il est essentiel que les bons acteurs aient la chance d’être vraiment dirigés ».
N.T. : Travaillez-vous beaucoup avec vos acteurs avant le tournage ?
G.G. : Nous nous réunissons, mais je ne fais jamais d’atelier, sauf si le comédien est débutant. Dans ce cas, j’essaie de lui expliquer ce que jouer dans un film veut dire, parce que c’est très technique. Il faut connaître les différentes focales, les marques… Je travaille un peu avec lui, mais en général, je crois à la spontanéité. Nous lisons le scénario lors d’une ou deux séances de travail, pas plus. Faire trop d’ateliers peut inhiber les acteurs. J’ai souvent remarqué que lorsqu’on fait une, deux, trois ou quatre prises, pour la lumière, la caméra, etc… très souvent, c’est la première qui est la meilleure pour le jeu. Quand vous tournez, il est très important de travailler en équipe, et les acteurs doivent devenir vos amis. Les relations doivent être amicales, sinon vous ne pouvez pas avancer. Soumitra Chatterjee, par exemple, est un acteur merveilleux, tellement modeste, il n’a aucun ego. Un acteur doit être comme une page blanche sur laquelle il vous faut inscrire le personnage. Si un acteur arrive avec cette notion qu’il est une star, non ! L’acteur doit se modeler au rôle. Les bons acteurs ont leur personnalité bien sûr, mais restent neutres. Ils peuvent ainsi absorber les personnages. Je regardais Al Pacino récemment dans un film, et à chaque plan je voyais Al Pacino ! C’est une vraie tragédie, vous devenez très narcissique si vous ne restez pas conscient de vous-même. Mais même avec Soumitra, sur le tournage, j’ai dû lui dire : « Fais attention, tu es en train de surjouer ! », et immédiatement il a compris. Quand j’ai travaillé avec lui sur Dekha, de lui-même, il est allé dans une école d’aveugles pour parler avec les gens. Les acteurs doivent comprendre le cinéma, pas seulement leur rôle, mais le cinéma, dans toute sa complexité. Pour Dekha, j’ai employé un jeune acteur qui est réellement aveugle. C’était une expérience incroyable, toute en sensibilité. Pour le doublage, mon ingénieur du son m’a dit : « Il ne voit rien ! Comment va-t-il pouvoir se synchroniser ? » et j’ai répondu : « En écoutant, il se synchronisera ». Et ça c’est bien passé. Il y a un opéra d’aveugles à Calcutta. C’est un concept très intéressant. Tous les chanteurs et danseurs de ce groupe sont aveugles.
N.T. : Vous avez toujours fait vous-même l’image de vos films, et vous venez aussi de faire l’image du dernier film d’Aparna Sen.
G.G. : Oui, mais je n’avais jamais fait l’image du film de quelqu’un d’autre auparavant ! Aparna est une vieille amie. Elle est venue chez moi pour que je lui suggère des décors pour son film. Nous avons lu le scénario ensemble et elle m’a dit : « C’est toi qui vas filmer ! » J’ai dit : « Ok, mais ça va être très difficile pour moi. ? Pourquoi ? Tu fais l’image de tes propres films ! » Sauf qu’au départ je me suis dit : « Mon dieu, je vais faire un film, et quelqu’un d’autre va me diriger, ça m’est impossible ! » C’est comme si on disait à un peintre : « Mets du rouge, mets du vermillon… » C’est comme ça que je conçois mes images dès le départ. J’avais le sentiment que je ne pouvais pas, mais d’un autre côté Aparna est mon amie, alors j’ai préféré penser les choses comme ça ! Elle m’a laissé beaucoup de liberté. Je lui ai dit « Aparna, je connais ton scénario et les plans que tu veux. Laisse-moi les composer et si tu n’aimes pas, tu me le dis. »
N.T. : Vous passez régulièrement du documentaire à la fiction, est-ce pour vous une façon de vous questionner sur votre propre relation au cinéma ? Pourquoi je filme, etc… ?
G.G. : Absolument, toute notre vie est faite de cette quête. Ce questionnement et les réponses que l’on tente d’y apporter sont essentiels. A travers le documentaire, vous pouvez aller explorer des univers que vous ne connaissez pas. C’est à chaque fois la découverte de l’autre, d’un autre monde. En 1989, j’ai réalisé Meeting a Milestone, un film sur un grand maître du shehnay, qui vit à Bénarès : Bismillah Khan. Il est très âgé maintenant. C’est un immense artiste, qui a atteint une telle spiritualité dans son art ! Cet homme est un musulman très religieux, qui prie cinq fois par jour, mais qui a aussi une connaissance approfondie des autres religions. Dès l’enfance, il a pris l’habitude de plonger dans le Gange, d’y prendre un bain, de se rendre à la mosquée, de prier, et ensuite d’aller dans un temple hindou. C’est une forme de laïcité naturelle, et qu’il observe encore aujourd’hui. Voilà, ce sont les formidables enseignements que vous pouvez acquérir auprès des grands artistes. Cela m’a énormément inspiré. J’ai appris à faire mon travail consciencieusement et jusqu’au bout. Avec cette rencontre et ce film, ma conception de l’art et de la vie ont complètement changé.
N.T. : Les thèmes de vos longs métrages de fiction sont-ils directement liés à vos expériences à travers le documentaire ?
G.G. : Non, pas vraiment. Vous savez la fiction est une voie très différente. Vous racontez une histoire, sous une forme narrative ou non, peu importe… Vous tentez de raconter une histoire et elle est elle-même inspirée de votre vécu.
Dans mes tout premiers films comme Notre terre ou La Traversée j’ai essayé, et en cela il y avait un rapport avec le documentaire, j’ai essayé d’explorer mon pays, ses ressources et ses blessures, les gens qui vivent à l’écart, qui se marginalisent. L’Inde est un pays très complexe. Ensuite, peu à peu, je me suis intéressé à la classe sociale dont je suis issu, j’y suis entré pleinement à travers Dekha. Depuis Dekha, j’ai cessé de raconter les histoires des autres, il ne s’agit plus que de mon expérience personnelle. J’ai grandi dans une grande ville, dans une famille de la « upper middle class » et je ne connaissais rien de la misère et des autres milieux. Alors il me fallait emprunter les histoires d’autres auteurs. En cela, mes premiers films étaient en relation directe avec mon parcours documentaire, mais plus tard mes films se sont inspirés de mon vécu, de mon rapport à la société. De même pour mon dernier film, qui est en quelque sorte la reprise d’un film de Satyajit Ray Des jours et des nuits dans la forêt, fait en 1969. L’histoire est centrée sur les mêmes personnages, mais plus âgés. Ils refont le même parcours dans la forêt, cette fois accompagnés des jeunes de la génération suivante. Là encore il s’agit de mon milieu. Je l’observe à travers un miroir. En Inde, les gens éduqués de la classe moyenne, s’isolent de plus en plus du reste de la population. Ils se sentent à l’aise et en sécurité dans leur milieu, et ne se soucient que de leur bien-être, de leur prospérité. Dans la toute première scène de mon dernier documentaire Kalahandi, les jeunes gens dans le cyber café découvrent qu’ils ne savaient rien de ce qui se passe dans leur région, alors qu’ils sont totalement « connectés » avec le monde occidental. Et cela amène un autre questionnement : comment nous isolons-nous peu à peu de nos propres racines ? Alors ce voyage, de gens de la ville, qui découvrent un paysage magnifique, des gens merveilleux, dans la misère et la pauvreté, c’est là encore une prise de conscience, celle de gens de ma classe, de mon milieu.
Propos recueillis par Nadine Tarbouriech, novembre 2002