Un âge d’or oublié

Max Tessier

La redécouverte mondiale des cinémas muets, grâce au travail de longue haleine des cinémathèques et archives, concerne aussi le Japon, dont la période muette, d’une richesse inouïe, est encore mal connue en Europe, en dehors des cercles spécialisés. A la négligence de la plupart des producteurs, qui ne voyaient souvent dans le cinéma qu’un divertissement passager, s’ajoutent pour le Japon des catastrophes naturelles ou humaines qui ont sérieusement endommagé le riche patrimoine cinématographique : en particulier, le fameux tremblement de terre du Kanto (1923), qui détruisit une grande partie des films à Tokyo, et les bombardements américains sur le Japon qui endommagèrent également certains studios à la fin de la seconde guerre mondiale.

Aujourd’hui, après des décennies où l’on craignit que la majorité de la production muette ait disparu corps et biens, la situation s’est nettement améliorée grâce aux recherches de collectionneurs privés, à divers « miracles » de localisations de copies considérées comme perdues, et au travail de restauration du National Film Center de Tokyo. Parmi les miracles évoqués, on doit citer le cas du cinéaste Teinosuke Kinugasa qui retrouva, par hasard, le négatif du célèbre Une Page folle (1926) dans un grenier au cours des années 1970, en tira des copies, fit composer un accompagnement musical, et partit le présenter en Europe, comme il l’avait fait en 1928 pour Carrefour, retrouvant une nouvelle jeunesse.

Vu d’ici, le cinéma muet japonais se réduit à une poignée de titres, le plus souvent réalisés par quelques grands cinéastes ayant fait leurs débuts dans les années 1920 (Ozu, Mizoguchi, Naruse, Kinugasa, entre autres). Pourtant, la récente rétrospective (2001) des Journées du Cinéma Muet de Pordenone, programmée par Mr Hiroshi Komatsu, avec la collaboration du Film Center, a permis de (re)découvrir un certain nombre de « trésors » signés d’autres grands noms de l’époque, souvent ignorés ici, notamment Daisuke Ito, Tomotaka Tasaka, Henry Kotani, Tomu Uchida, Masahiro Makino, ou Torajiro Saito, parmi bien d’autres. Ces cinéastes, oubliés ou méconnus, sont pourtant à l’origine de la fabuleuse variété de genres et de styles du cinéma japonais muet, qui pouvait alors être comparé aux cinémas hollywoodien ou européen, eux-mêmes déjà présents au Japon. Souvenons-nous que le désir de cinéma d’Akira Kurosawa trouva sa source dans la vision de La Roue, d’Abel Gance, et de muets de John Ford, tandis que Lubitsch, Hawks ou Borzage, étaient souvent cités dans les premières comédies d’Ozu.

Dès ses origines, le cinématographe, introduit au japon en 1897 par deux opérateurs des Frères Lumière, est évidemment fondé sur la représentation de la réalité (scènes de rue), mais aussi de l’art le plus populaire dans le pays, le théâtre Kabuki : en 1899, Tsukenichi Shibata enregistre une célèbre pièce de Kabuki, Promenade sous les feuilles d’érable (Momijigari), dont on peut voir un extrait sauvegardé de six minutes. Assez rapidement, le cinéma s’oriente dans plusieurs directions, influencé par le « Shimpa » (tendance modernisée du Kabuki) ou par le « Shingeki » (« Nouveau Théâtre », inspiré de l’Occident), ce dernier illustré par les oeuvres du dramaturge Kaoru Osanai, qui adapte des pièces russes, comme Katiousha, 1914, d’après Tolstoï, ou Ames sur la route, 1921, d’après Gorki. Mais, très vite, les cinéastes japonais se tournent vers Hollywood et le cinéma européen (essentiellement l’Allemagne et la France). Henry Kotani travaille à Hollywood avec Cecil B. De Mille, qui lui-même dirige l’acteur Sesshu (Sessue) Hayakawa dans le célèbre Forfaiture (1915), où il incarne un prince birman, caricature de l’asiatique « raffiné et pervers »… Une grande partie du mélodrame social du muet nippon est redevable à l’Occident, comme le prouve La Ville de l’amour, de Tomotaka Tasaka (1928), ouvertement inspiré par En Famille, d’Hector Malot, et par une certaine « De Mille touch ». On retrouve ces influences chez Henry Kotani, dans Lumières de sympathie (1926).

A l’opposé de ces films « occidentalisés », qui plaisent à l’élite intellectuelle, le public japonais de base est plus friand de films d’époque (Jidai-geki, équivalents de nos films de « cape et d’épée »), tournés à Kyoto dans les nombreux studios de compagnies alors en plein essor (Nikkatsu, Shochiku, Makino, etc), et vient en masse pour voir les films, mais surtout écouter les fameux « benshis » (commentateurs), parfois plus célèbres que les acteurs eux-mêmes. A la fin des années vingt très marquées par les idées progressistes venues d’Europe, se développe ce que les japonais appellent le « keiko-eiga » (film à tendance), dont les principaux représentants sont Daisuke Ito, Masahiro Makino et Tomu Uchida. En réaction contre le Kabuki traditionnel et le Shimpa, ces cinéastes prennent pour héros des personnages de samouraïs rebelles, ou ronins (samouraïs errants), et de voleurs populaires style Robin des Bois. Daisuke Ito sera l’un des maîtres du genre, avec des films comme Carnets de voyage (1927), ou Jirokichi, le chevalier-voleur (1931), incarnés par la super-star Denjiro Okochi, où il mettait aussi en vedette une caméra déchaînée, dans les spectaculaires scènes de Chambara (combats de sabres). Le personnage du ronin rebelle, ancêtre des yakuzas, fut aussi mis en scène par Masahiro Makino dans La Rue des ronins (1928/29), maintes fois repris au cinéma. L’un des héros les plus populaires de cette tendance fut pourtant La Chauve-souris cramoisie (Benikomori), dans le film de Tsuruhiko Tanaka (1931), qui contait, d’après un feuilleton paru dans la presse, les aventures épuisantes d’un samouraï audacieux et patriote, avec une extraordinaire vigueur narrative. C’est l’un des rares exemples de film de genre de cette époque qui soit parvenu jusqu’à nous en bon état.

Les jeunes cinéastes qui firent leurs premières armes dans le muet abordaient tous les genres, comme l’attestent les films de Mizoguchi, Naruse ou Ozu préservés. La plupart sont des « muets tardifs » (début des années trente), car, bien que le Parlant ait fait officiellement son entrée avec Mon amie et mon épouse, de Heinosuke Gosho (1931), on tourna des films muets jusqu’en 1935, à cause de la résistance des cinéastes (c’est le cas d’Ozu), mais surtout à cause de celle des benshis, qui voyaient leur échapper notoriété et gagne-riz. Il reste d’ailleurs aujourd’hui quelques écoles de benshis, notamment ceux de la famille Matsuda, dont les élèves organisent régulièrement des séances de films muets commentés.

La comédie « non-sensique » et le mélo à tendance sociale (parfois mélangés) sont les genres les plus prisés de ces cinéastes déjà renommés. Gosses de Tokyo, de Ozu (1932), sur le thème de la révolte symbolique des enfants contre leur père, est aussi un hommage au Jean Vigo de Zéro de Conduite, et Bon courage, larbin !, de Naruse (1931) est une désopilante satire sociale, tandis que Rêves de chaque nuit (1933), du même Naruse, est un mélo issu de la crise sociale post-1929, baignant dans une atmosphère poétique et pessimiste qui annonce l’oeuvre future du cinéaste. Kenji Mizoguchi, qui avait débuté dès 1922, tourne La Chanson du pays natal en 1925 (son premier film sauvegardé) et La Marche de Tokyo, un mélodrame social d’après Kan Kikuchi en 1929, adapte en 1933 un roman de Kyoka Izumi, Le Fil blanc de la cascade, où une artiste ambulante se trouve être jugée par son premier amour, dans un récit posé en termes sociaux et moraux, et il tourne son dernier muet en 1934, Osen, Aux cigognes en papier (ou La Cigogne en papier), également adapté de Kyoka Izumi, contant la triste histoire des amours contrariées entre un étudiant pauvre et une prostituée.

Au milieu de tous ces films de genre, en général d’excellente qualité, certains cinéastes « commerciaux » éprouvaient parfois le désir de tourner ce que l’on appelait alors des « films d’Art ». L’ancien onnagata (acteur interprétant des rôles de femmes) Teinosuke Kinugasa, passé à la réalisation en 1922, est ainsi devenu célèbre dans l’histoire du cinéma japonais grâce à deux films connus à l’étranger : La Porte de l’Enfer (1953, palme d’or au Festival de Cannes 1954), et Une Page folle, tourné en 1926, d’après une idée de l’écrivain Yasunari Kawabata, sans aucun intertitre, et qui montrait la folie des hommes dans un asile psychiatrique. Un exercice époustouflant de « cinéma pur » dont la modernité et la liberté créatrice laissent encore pantois aujourd’hui. Deux ans plus tard, il tournait Carrefour (Jujiro), tentative de récit expressionniste plus classique mais tout aussi atypique, avant de partir lui-même, sa copie sous le bras, montrer son film à Moscou et Berlin, alors en pleine ébullition cinématographique. Kinugasa allait y rencontrer Eisenstein et Fritz Lang, alors qu’en Europe, la plupart des gens ignoraient jusqu’à l’existence d’un cinéma japonais qui ne prit véritablement corps qu’en 1951, lorsque Rashômon, de Kurosawa, fut couronné à Venise…

Ce sont tous ces films, présentés ou non ici, qui attestent du foisonnement créatif et de la maturité artistique et technique du cinéma le plus fascinant et le plus varié qui se soit jamais développé en dehors de l’Occident, avec la Chine et l’Inde. Le Muet japonais prend ici la parole !