Selon lui, le secret serait de se laisser vivre. Une manière de faire. Un art.
Voilà dans ces images de cinéma, ses rêves, sa fiction, un manifeste de la simple réjouissance : la vie comme un dimanche, un jour de kermesse, un éloge de l’état de vacance.
Quand on a découvert sa silhouette à la Dufy, l’étourdi qui fait le joli coeur, géant de pantomime moderne, hurluberlu à l’humeur vagabonde, disponible aux hasards, je me souviens qu’il portait un manteau-trapèze, genre vol à voile, voltigeur, comme en papier découpé et se découpait sur tout paysage, à peine réel et si humain. Il papillonnait et savait regarder la ribambelle des chiens mal élevés, avançait à pas trop grands, évoluait dans une drôle de cadence, un contre rythme pour des contre temps mémorables. Il ne voulait pas être un adulte, cet enfant grandi, monté en graine, têtu, appliqué dans son effort de bonheur, il passait outre les conventions et opposait au monde étriqué ou trop vaste, sa propre mécanique de joies humaines, tout en proximité, des choses, des lieux, des êtres.
D’ailleurs, il tenait les ficelles.
Ce personnage est le cinéaste lui-même et le spectateur attentif de sa propre histoire, drôle de trinité pour la chronique détaillée, maniaque, des abandons, du ronron de l’ennui qu’il bouscule dans de douces maladresses pas innocentes du tout.
Tati nous pousse à nous moquer doucement de nous-mêmes avec la courtoisie amusée de celui qui va à contresens des autres, joue les rebrousse-poil, ce dégingandé délicat. Ici pas d’effroi, à peine un soupçon de panique. Un état du monde par ce grand gars contrarié, une mise en garde tout juste, la défense de la douceur de vivre, du laisser-faire, une tendre écologie.
Son rêve à lui, désormais nous appartient.
Et ça circule dans les images !
Profondeur des plans, décalages, disproportions, grandes cornettes et petit avion, maquettes, hublots, cloisons, vide des pièces et canapé esseulé, chaise qui geint, tableau électrique qui clignote et s’emballe au fond du couloir de linoléum de Play Time.
Des à plat, des lignes, des circuits !, le personnage se dessine et puis on apprécie les alentours, stylisés, maîtrisés, on décode la convention détournée. Subtile simplification des formes, jeux graphiques vite familiers.
Ce goût du dessin, du chemin, du signal, nous rend complices, navigateurs dans ces images de cinéma. Tati a tout dessiné, sa géographie, ses tracés et tous ses déplacements, l’horizon et toute sa planète.
En raison d’un étonnement définitif devant le déroulement des affaires de la vie, il bute, virevolte et met la pagaille. On se demande s’il n’a pas le vertige ce grand-là, le tournis, au spectacle de l’agitation ménagère et urbaine, il penche, en déséquilibre, et comme trop haut.
Avec toutes sortes de géométries, de couleurs, grinçantes, abruptes ou voluptueuses, il nous enchante et nous contraint à sa lecture du monde.
Découpés les souvenirs de bord de mer ! encartés ! mis en cadence, le service du restaurant, plan par plan, avec la jubilation de celui qui trace au trait, collectionneur d’images rêvées, encadrées, encloses, empaquetées pour le rêve et le rire.
On rit avec lui de nous savoir tous tellement éphémères. « Rapidité, rapidité ! » Rien n’y fait, c’est l’éloge du temps naturel. Le jour tombe et la fête est finie. Tati nous laisse dans l’attente.
Ici pas de message métaphysique, pas de Ciel, mais tout à coup la mesure inventée d’un manège, la vision mélancolique des parapluies noirs qui circulent dans le désert d’automobiles arrêtées de Trafic.
Envies d’histoires naturelles, de joies splendides d’enfance, de mains salies, de guimauve, de pieds dans la flaque, de virées buissonnières, de chiens promeneurs, pour faire barrage aux systèmes idiots et disciplinés et bêtement modernes, avec la violence du distrait, du doux qui sème justement le désordre, à l’hôtel ou au cimetière.
Il y a chez Tati l’horreur du sérieux adulte ; alors, il traque le solennel dans la moindre situation : et voilà la revanche comique : une désorganisation de la gravité, de l’imposant, de l’officiel…
Au milieu de ce qui est pour lui l’inadmissible, il semble danser ! il se met en marge, pas conforme du tout, obstinément. On entrevoit une ancienne discorde, un vieux contentieux avec les agités de la vie courante, les excitées du ménage, les frénétiques du petit confort.
Qu’on se rappelle Hulot poseur de mines lors de réjouissances collectives, bal, pique-nique, réunions, feux d’artifice ; il provoque doucement le naufrage et quitte l’hôtel, ignoré des autres estivants, ces gens très « comme il faut ». Il vient de nulle part et suit un tracé sans suite.
Comme un prolongement poétique à l’image dessinée, il y a le son réinventé : bruits infimes, isolés, repérés ; on écoute la vie, les gens, pas de dialogue dramatique, mais la rumeur des personnes, ce qu’elles laissent échapper de surprise, de rage, d’humeurs, de paroles un peu effacées. On se régale au circuit du bourdon invisible de Jour de Fête qui panique le facteur à vélo, agace le paysan rieur, perturbe la fanfare, ou devant les bonds obstinés de la balle de tennis de Monsieur Hulot dans l’escalier de l’hôtel, aux feux d’artifice de la plage comme un nouveau bombardement. C’est la force expressive du cinéma muet confiée à un bruiteur de génie. C’est encore le monde sensible d’un inquiet.
Les gags sonores ou visuels sont des hasards offerts, comme des prises – on jette la ligne –, et le plaisir n’est pas dans la résolution mais dans la promesse de la catastrophe entraperçue. Le spectateur fait le guet, comme les enfants embusqués qui sifflent le porteur de gâteau qui ira s’écraser dans le réverbère.
Cet acteur raffiné et rompu à l’art de la pantomime, cet artiste de la scène, adroit et rare, nous l’admirons. Sa liberté, c’est la courbe de ses évolutions dans un monde plein d’angles vifs, jusque sur la piste de Parade, ce cercle de merveilles retrouvées.
Le soir, au théâtre, nous l’apercevions à la fin de la représentation et il nous donnait rendez-vous à son bureau, rue de Penthièvre, pour quelques réflexions plutôt techniques sur le spectacle qu’il avait vu, précis, attentif, calculant les allées et venues des objets, imaginant l’incidence d’une bande-son, des moteurs de voitures en contrebas. Il ne s’agissait alors que de travail, de prolonger la fabrication, d’imaginer tout ce qui peut être fait avec une chaise, un carton… Il nous disait l’extrême rigueur, la discipline précise de l’apprentissage du music-hall.
Ces rencontres-là étaient pour nous, Jérôme Deschamps et moi-même, un privilège, une félicité, et nous laissaient, une fois revenus au théâtre, pleins de doute et d’excitation. Aujourd’hui encore nous continuons avec l’artiste de scène qu’il a été, un dialogue imaginaire.