Le Méliès tchèque

Michael Wellner-Pospisil

Dès ses premiers succès, Karel Zeman (1910 – 1989) a été surnommé par la presse internationale le Méliès tchèque. Et tout semblerait justifier ce surnom : Zeman lui-même était un admirateur inconditionnel de Méliès, comme lui il aimait les sujets fantasques et souvent, à sa manière, il a mis en pratique dans certaines séquences de ses films (Aventures fantastiques/l’Invention diabolique, 1958, par exemple) une esthétique très proche de celle de Méliès. Pourtant, il y a une différence fondamentale entre Méliès et Zeman puisque Zeman fait entrer directement le spectateur dans son univers fantastique alors que Méliès charmait le public par une tentative d' »imitation » de la réalité.

Ces différentes approches ont toutes deux apporté succès et notoriété à leurs auteurs. Aujourd’hui pourtant, celle de Méliès est tombée en désuétude alors que celle de Zeman est toujours vivante. Actuellement, Méliès fait partie de l’histoire et enchante les spécialistes par la beauté nostalgique de ses images qui appellent au respect, à l’admiration, à la curiosité mais qui ne permettent pas d’adhérer à sa « réalité » qui n’est pour nous qu’une « gentille naïveté ».

C’est dans la publicité, au service de Bata, le roi tchèque de la chaussure, que Karel Zeman démarre sa carrière professionnelle. L’influence de la publicité est d’ailleurs facile à reconnaître dans ses premiers films de marionnettes comme le Rêve de Noël – 1945 (primé au festival de Cannes en 1946) ou la série de films avec le personnage de Monsieur Prokouk (1947 – 1959).

Inspiration (1948), une pantomime chorégraphique de marionnettes en verre soufflé reste un film à part dans le travail de Zeman. Qui réalise le Roi Lavra (1950) et le Trésor de l’île aux oiseaux (1952). Et c’est ce dernier titre qui affiche l’orientation future de son cinéma si personnel, si nouveau et si original. Zeman utilise un mélange de diverses techniques et trucages entre les marionnettes et le dessin animé.

La suite logique de ses recherches va vers une nouvelle forme cinématographique, vers un collage brillant des techniques connues jusqu’à présent, et dans son intention d’inventer un langage nouveau. Zeman signe le Voyage dans les temps préhistoriques (1955), suivi des Aventures fantastiques (1958). Loin de la technologie numérique, il arrive à créer un monde nouveau, un monde de l’avenir inspiré par la préhistoire, l’histoire et le futur, précurseur aux Spielberg, aux Lucas et à bien d’autres. Les dinosaures, les machines infernales sont au rendez-vous face à l’homme en chair et en os, perdu dans sa propre imagination… Un style est né, récompensé par de nombreux prix. Citons pour mémoire le Grand Prix des films pour la Jeunesse du Festival de Venise (1955 – pour le Voyage dans les temps préhistoriques) ou le Grand Prix de meilleur fiction au Festival mondial du cinéma lors de l’Exposition Universelle à Bruxelles, en 1958 pour les Aventures fantastiques

En 1958, le dernier titre, adaptation du roman peu connu de Jules Verne – Face au drapeau, est le film qui par son esthétique, son mélange de techniques cinématographiques signera le style si personnel et si particulier des autres films de Zeman. La première édition du roman de J. Verne avait été illustrée par les graveurs Riou et Bennet. Ce sont ces gravures qui ont déterminé l’esthétique du film, esthétique que Zeman réutilisera dans quelques autres de ses réalisations : la Chronique d’un fou (1964), le Dirigeable volé (1967) et Sur la comète (1970).

Les Aventures fantastiques restent probablement le film le plus important dans la filmographie de Zeman. C’est un mélange d’animation et de fiction que l’on retrouve plus tard dans son oeuvre. Des comédiens vivants évoluent dans un décor de cinéma d’animation où des choses irréelles et surnaturelles se passent comme dans un conte de fées. Bien qu’il s’agisse là d’un procédé déjà connu dans l’histoire du cinéma (Mary Poppins de W. Disney, par exemple), Karel Zeman détermine dans ce film les codes de sa propre esthétique qui devienne si prégnante que l’on pourra considérer cette méthode et cette forme comme son invention personnelle.

Cinq minutes de l’image de ce film permettent aux spectateurs de reconnaître à tout jamais la « patte » du cinéaste.

Les Aventures fantastiques comme la Chronique d’un fou sont des films en noir et blanc. Inspirés par des gravures d’époque où l’image est composée de fins réseaux, cette composition/décomposition de l’image se prête particulièrement bien au support filmique en noir et blanc.

Imprégné de cette volonté esthétique, Zeman travaille sur des gravures d’une telle manière que le spectateur peut en faire partie intégrante. Zeman n’hésite pas à peindre le décor, fabriquer des costumes à « rayures graphiques », crée des accessoires « gravés » aux pinceaux en noir et blanc.

Le tout est relativement facile à réaliser en studio. Par contre, à l’extérieur cela est bien plus difficile. Mais rien n’arrête Karel Zeman.

Réalisateur-décorateur-plasticien, il invente d’énormes panneaux qui – selon des esquisses préparatoires détaillées pour chaque plan – s’ajoutent à la prise de vue « normale ». Là, une colline à église baroque est masquée par un panneau représentant un volcan, par exemple. Le reste du travail relève de la magie des laboratoires où Zeman rajoute les accessoires indispensables : la fumée au-dessus du volcan, si elle n’est pas crachée directement par un assistant à quatre pattes caché derrière le panneau…

En tout cas, l’illusion est parfaite, le spectateur accepte la synthèse du réel et du fantastique. Il sait qu’il se trouve dans un monde crée par Zeman mais il accepte ses règles et adhère entièrement à l’histoire.

Le Dirigeable volé est inspiré par le célèbre livre de Jules Verne, Deux ans de vacances, et comme le film suivant, Sur la comète (1970), Zeman se décide de tourner en couleurs. Pourtant, les décors et les costumes restent en noir et blanc. Il obtient par là un effet neuf : la couleur naturelle des visages des comédiens dans un contexte noir et blanc fera penser aux photographies coloriées du début du XXe siècle. Une touche nouvelle d’un charme fou est née…

La couleur se mélange avec l’univers du noir et blanc, la fiction se fond dans l’animation. Le tout dans une maestria sans fin.

Il faut noter que dès années 50 Zeman a cherché les limites entre l’animation et la fiction et que les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur de ses espérances malgré l’originalité omniprésente (Le Voyage dans les temps préhistoriques, par exemple). D’ailleurs, en 1962, le Baron de Crac est un succès international. Film en couleurs d’après la nouvelle de Gottfried Bürger, illustrée par Gustave Doré, marque la filmographie de Karel Zeman. Il s’inspire ici aussi par des illustrations de Gustave Doré mais, cette fois-ci, il tente de les traduire dans un univers tridimensionnel. Cette méthode permet aux comédiens d’interpréter leurs rôles dans une très grande liberté. Le spectateur se sent bien plus face à une fiction « classique » plutôt que dans un film à technique mixte. On pourrait dire que le trucage est moins « visible », il s’approche plus à ce que nous sommes habitués de voir aujourd’hui. De ce fait, le rôle de la couleur y prend encore plus d’importance : « Je ne veux point que la couleur dans mon film soit descriptive. Il faut qu’elle joue un rôle dramatique, qu’elle soit parfaitement fonctionnelle. J’utilise la couleur comme le peintre le fait sur son tableau. », a décrit Zeman sa position à propos de l’utilisation de la couleur dans son film.

Le Baron de Crac qui précède la Chronique d’un fou, le Dirigeable volé et Sur la comète apporte un renouvellement dans la construction dramatique des films de Zeman. Cela se voit non seulement dans un véritable travail de direction des comédiens mais aussi dans l’écriture des dialogues. Le Baron de Crac est probablement le premier film qui a su réaliser la symbiose parfaite entre tous les éléments de l’univers cinématographique de Zeman : fiction, animation, trucage et donc l’équilibre désormais maîtrisé entre le comédien vivant et le film d’animation.

« Il y a un danger dans le film de trucage : au bout de très peu de temps, le spectateur s’habitue à la technique de narration et commence à s’ennuyer. Pour l’éviter, il faut qu’il soit continuellement surpris. Et pas seulement par les trucages ! Il faut travailler surtout l’humour dans l’expression des comédiens, le gag, le contre-pied entre la voix-off et l’image ou des liens inattendus entre les séquences… Il faut, tout simplement, le surprendre tous les 20 mètres de film. »

Après le film Sur la comète, Karel Zeman, lui, a « surpris » ses spectateurs par son retour définitif vers le cinéma d’animation. Zeman a du penser que son dernier film représentait le summum de son travail. Il cherche alors une nouvelle inspiration. Et, comme tous les grands créateurs, il retourne aux sources de sa créativité : le cinéma d’animation.

Notons quand même que nous sommes dans les années 1970, deux ans après l’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie, en pleine période de « normalisation ». Ce contexte politique n’est sûrement pas étranger au revirement de Karel Zeman. Bien que Karel Zeman n’est jamais apparu comme un opposant au régime, les années 1970 étaient très difficiles pour tous les créateurs. Il a alors 70 ans, sa fille émigre au Canada et Zeman n’a plus la force de se battre avec ceux qui décident des scénarii à réaliser ou à mettre au placard. Et le film pour enfant est toujours moins compromettant…

Zeman renoue avec le dessin animé de découpage et ses films s’adressent spécifiquement aux enfants. Si les Aventures de Sindbad le marin (1974), l’Apprenti sorcier (1977) et Jeannot et Mariette (1980) sont influencés par son travail antérieur, s’ils font encore la joie des petits enfants de notre siècle, ils n’écriront pas les chapitres importants de l’histoire de cinéma comme ses films de fiction où les techniques se mélangent pour laisser jaillir sa créativité.