Juliette Binoche les yeux grands ouverts

Christophe d'Yvoire

Je connais un peu Juliette Binoche. A travers ses films bien sûr, mais aussi pour l’avoir rencontrée de façon régulière depuis plus de quinze ans. Pour Studio, j’ai été le témoin privilégié de son parcours. Une, deux, trois fois par an, je l’ai interrogée sur son travail et sur ses aspirations, je l’ai suivie sur ses plateaux, je l’ai photographiée. A chaque fois, j’ai pu constater sa place singulière, hors norme, toujours en quête de vérité. Juliette Binoche a su inventer, s’inventer, dans un parcours tendu à la fois volontaire et ouvert à tous les vents. Il y a chez elle, à l’écran comme dans la vie, cette même soif de liberté, cette même exigence qu’elle sait communiquer et qui rend soi-même plus libre et plus exigent. Il y a aussi cette horreur de la triche, du calcul et du mensonge. Il y a enfin cette foi absolue dans le statut d’actrice qui lui procure une force rare. C’est avant tout dans le respect de son art, dans la manière de s’y consacrer que Juliette Binoche a réussi ce que peu de comédiennes ont réussi : construire une oeuvre authentique, personnelle, cohérente, et pour ainsi dire indépendante des cinéastes qui l’ont fait travailler. Si l’on pouvait superposer les personnages qu’elle a interprétés depuis ses débuts, on verrait apparaître une femme déterminée, passionnée, aimant la vie, ne renonçant jamais à ses convictions, acceptant son destin les yeux grands ouverts. Une Figure qui n’appartient qu’à elle.

Cette Figure, évidemment, s’est construite par étape, au fil du temps. Chaque film, chaque rencontre, chaque expérience, heureuse ou malheureuse, l’ont façonnée. C’est sur la durée que Juliette Binoche s’est réalisée en tant qu’actrice, en sachant à chaque fois – autant par instinct que par raison – tenter de nouvelles aventures et approfondir sa propre quête.

Ce n’est évidemment pas un hasard si le film qui l’a lancée en 1985, c’est Rendez-Vous d’André Téchiné. Film fondateur. Elle y incarne une jeune comédienne montée à Paris, essayant de trouver sa voie, confrontée à la passion et à la manipulation. Le parcours d’une jeune combattante, dévouée tout entière à son idéal. En revoyant le film aujourd’hui, on est frappé par son énergie et son implication. Certes, on y trouve aussi la naïveté et le désordre de sa jeunesse, mais l’essentiel est déjà là : le désir, le courage, la sincérité, la volonté. Débutante à l’écran, débutante dans la vie. Mais prenant déjà son destin à bras le corps. Depuis, même dans les périodes les plus tumultueuses, je ne l’ai jamais vue douter de sa condition d’actrice, je ne l’ai jamais sentie prête à renoncer. Je ne l’ai jamais vue non plus se laisser séduire par les sirènes de la renommée et du star system. Sans doute parce qu’elle a su très vite ne pas confondre la vie et le cinéma.

La légende, la mythologie, l’utopie du cinéma, Juliette Binoche les a vécues pourtant de l’intérieur, dès ses débuts. Avec Leos Carax dont elle a été la muse et l’inspiratrice. Dans Mauvais Sang, sacralisée, idéalisée, magnifiée, elle se prête à cette relation rare et sublimée qu’entretiennent parfois un cinéaste et son actrice. Se laisser filmer comme on se laisse aimer. C’est avec Mauvais Sang, dit-elle, qu’elle a senti pour la première fois la complicité de la caméra. Le coeur du cinéma. Avec Les Amant du Pont-Neuf, quatre ans plus tard, aux côtés du même Leos Carax, elle a vécu une expérience inverse mais tout aussi extrême. De sa passivité dans Mauvais Sang, elle est passée à une implication active, s’engageant à fond dans son personnage de clocharde – pour s’y préparer, elle a vécu dans le rue avec des SDF, a cessé de se laver, de manger – comme dans le film tout entier. Artistiquement très ambitieux, Les Amants du Pont-Neuf, s’est également avéré pharaonique dans sa production : deux ans de tournage, construction d’un décor monumental, le plus gros budget du l’histoire du cinéma français. Aucune autre actrice française n’a sans doute connu une aventure, physique, psychologique, cinématographique de cette envergure. Beaucoup d’autres auraient sombré dans cette épreuve. Juliette Binoche, elle, en est sortie plus libre encore, plus forte encore, débarrassée de tout faux semblant.

Si, juste après Mauvais sang, son rôle de jeune femme amoureuse dans L’Insoutenable légèreté de l’être, de Philip Kaufman – son premier film en anglais – avait déjà révélé une harmonie nouvelle, Juliette Binoche a acquis à travers l’expérience des Amants du Pont-Neuf une maturité, une profondeur, une vérité intérieure qui ne cesseront désormais de la guider. Cela se sent dans Fatale d’abord, de Louis Malle, où elle incarne une femme amoureuse à la fois d’un fils et de son père et qui, jusqu’au bout, assume sa double passion. C’est indéniable dans Trois couleurs : Bleu, de Krzyszof Kieslowski, qu’elle tourne dans la foulée. A travers cette jeune mère rescapée d’un accident de voiture où ont péri sa fille et son mari, elle trouve sans doute son plus beau rôle. Celui d’une survivante qui, par le don de soi, le dépouillement et la qualité d’écoute retrouve peu à peu le désir de vivre. Pas de larme, pas de pathos, pas l’esquisse d’une minauderie. Juliette Binoche affronte la caméra en état de grâce, laissant exprimer par ses silences, son regard, les seules expressions de son visage, les bouleversements intérieurs qui traversent son personnage. Elle ne joue plus, elle est. Translucide.

Au delà du succès du film et des multiples honneurs (dont le César de la meilleure actrice) qui ont récompensé son travail, c’est avec Trois couleurs : Bleu que Juliette Binoche a trouvé sa plénitude. Depuis, l’effort et le travail ne se voient plus, comme si elle n’avait plus rien à prouver, plus rien à dissimuler. Juste des expériences nouvelles à faire, des territoires nouveaux à explorer. Plus jamais peur. Depuis Trois couleurs : Bleu, traversant les genres, les époques, les frontières, elle a visité le classique à la française (Le Hussard sur le toit, de Jean-Paul Rappeneau ; La Veuve de Saint-Pierre, de Patrice Leconte), elle a tourné en langue anglaise (Le Patient anglais d’Anthony Minghella ; Le Chocolat de Lasse Halström), elle a retrouvé son réalisateur de Rendez-Vous (Alice et Martin, d’André Téchiné), elle a incarné George Sand (Les Enfants du siècle, de Diane Kurys), elle a enfin témoigné du monde d’aujourd’hui (Code inconnu, de Michaël Haneke). Expériences diverses, films plus ou moins réussis, mais toujours la même exigence dans le choix de ses personnages. Sculptant peu à peu cette Figure si singulière qu’il faut considérer, non pas comme un modèle, mais comme une proposition faite au spectateur. Une proposition d’ouverture, d’aller contre les idées reçues, de vivre sa vérité, de « lâcher prise », comme elle dit, pour être libre, pour être « nue » (comme le titre de la pièce, Naked, qu’elle a jouée dans un minuscule théâtre londonien après avoir remporté un Oscar).

Si Juliette Binoche a réussi ce parcours résolument orienté vers le haut, c’est sans doute aussi parce qu’elle accorde au travail une place essentielle. Le travail d’actrice, chez elle, dépasse largement la préparation spécifique pour un rôle, il résonne comme un engagement. Savoir se rendre disponible, de corps et d’esprit. Accumuler les expériences, multiplier les rencontres, briser les barrières, repousser les limites, s’ouvrir sans cesse de nouveaux horizons. Donner, recevoir, échanger. Ne jamais se laisser enfermer dans le confort, les certitudes, les scléroses. Bref, vivre d’abord pleinement sa propre vie pour nourrir ensuite celle de ses personnages.

Pour mesurer l’ampleur et la qualité de ce travail, il faut pouvoir observer Juliette Binoche au moment où, précisément, elle semble s’en libérer. Sur un plateau, face à la caméra. Dès l’instant où le mot « moteur » est prononcé, elle oublie tout son savoir, toute son expérience. Pas de recettes, pas de ficelles, pas de tics. Risque maximum. Elle se lance dans chaque prise comme si elle sautait dans le vide, en acceptant de ne plus rien maîtriser, plongée toute entière dans le présent. Selon les circonstances, elle est capable de pleurer ou d’éclater de rire. Elle est aussi capable de rougir. Toute la force de son jeu est là : dans sa faculté de réaction. C’est cette innocence, cette virginité chaque fois retrouvée qui la rend si vraie à l’écran. Une vérité profonde, la sienne, qui touche aussi la nôtre.

La Figure que dessine Juliette Binoche de film en film ne cesse ainsi de s’enrichir sans jamais rien perdre de sa pureté lumineuse. A la fois cohérente et sans cesse régénérée. A l’image des prénoms de ses personnages qui, si souvent, résonnent en « a » : Nina (Rendez-Vous), Anna (Mauvais Sang), Tereza (L’Insoutenable légèreté de l’être), Anna (Fatale), Hanna (Le Patient anglais), Alice (Alice et Martin), Anne (Code Inconnu), Vianne (Le Chocolat). Chaque rôle, chaque personnage, est comme une extension d’elle-même, toujours tendue vers un idéal. Idéal de vie, idéal d’actrice.

Il reste encore à Juliette Binoche de nombreux territoires à explorer, de nombreux registres dans lesquels s’aventurer. Une grande comédie par exemple où elle nous fasse rire aux éclats. Ou des rôles plus ambigus, plus équivoques. Il lui reste encore beaucoup à vivre, beaucoup à jouer. Elle le fera à sa manière. Comme toujours, les yeux grands ouverts.