Leo the Last

Pascal Mérigeau

le 5 février 1993. Depuis ce jour, on attend. On attend quoi ? Ses Mémoires, qu’il avait promis d’écrire après sa mort. On a beau savoir qu’il écrit lentement, les producteurs ne manquèrent jamais de le lui reprocher, on commence à trouver le temps long. Surtout si l’on a eu la chance de le rencontrer de son vivant, pour un de ces rares et copieux entretiens qu’il lui prenait parfois la fantaisie d’accorder ou, mieux, à l’occasion d’un déjeuner ou d’un dîner informels, quand il prenait plaisir à parler et à laisser filer le temps.

On me pardonnera, je l’espère, d’évoquer un souvenir personnel. C’était à Venise, en 1987, la Mostra lui rendait hommage. Un matin, dans le jardin de l’hôtel des Quatre-Fontaines, sur le Lido, rencontre avec John Kobal, grand spécialiste du cinéma hollywoodien et immense collectionneur de photographies de stars, qui a depuis, lui aussi, eu la mauvaise idée de passer de l’autre côté de l’écran. « Je dois animer la conférence de presse de Mankiewicz, me dit-il, et je ne sais pas trop comment je vais m’y prendre. Veux-tu que nous prenions un café ensemble pour en parler ? » Je connaissais déjà, alors, des sites moins agréables que le jardin des Quatre-Fontaines, des compagnons moins charmants que John Kobal, des sujets de conversation moins intéressants que l’oeuvre et la personne de Joe Mankiewicz. Une heure plus tard, John me fit l’amitié d’attribuer à ma conversation un regain de forme qu’il devait évidemment à la demi-douzaine d’espressi consommée entre-temps. C’est alors qu’il me dit : « Il est prévu que nous déjeunions ici, Mankiewicz, sa femme et moi-même. Viens, si tu veux bien, ta présence me rendra les choses plus faciles. » Je savais qu’il serait parfaitement à l’aise sans moi, il n’eut cependant pas à me prier.

Voilà, je dois à John Kobal ma première rencontre avec Joe Mankiewicz, et ainsi toutes celles qui devaient suivre. Je me souviens que les serveurs disposaient les tables en vue du dîner quand nous quittâmes le jardin. Mankiewicz avait parlé cinq, six heures, sans jamais se lasser. Un autre jour, il commenta ainsi une photo de lui-même : « La bouche ouverte, toujours, forcément… » Il accordait rarement d’entretiens (moins de dix vraiment significatifs, sans doute, en quelque quarante ans de carrière, pas davantage), mais il aimait parler. Raconter surtout. Avec un art proprement extraordinaire, un sens du récit saisissant, un goût de la formule toujours surprenant et une propension à la méchanceté dont Hollywood faisait le plus souvent les frais. « Donnez-moi deux personnages, quels qu’ils soient, et je vous développe une intrigue en quelques secondes » suggéra-t-il au cours de ce déjeuner. Inutile de dire qu’il s’exécuta alors avec une virtuosité qui parut étonner encore Rosemary Mankiewicz, pourtant accoutumée à ces exercices de haute voltige. Cette technique sans pareille, il l’avait acquise à la Paramount, au début du parlant, au temps où il était un de ceux qu’il désignait sous le nom de « porte-flingues », scénaristes capables d’improviser à la minute, dans le bureau du producteur, les grandes lignes de ce scénario que depuis une ou deux semaines ils étaient censés écrire et auquel leurs parties de poker ne leur laissaient pas le temps de se consacrer. Un raconteur, voilà ce qu’il était d’abord. Il savait en deux mots planter le décor, dessiner ses personnages d’un trait, dérouler à son rythme leur histoire – qui avant d’être la leur était la sienne, faire retomber un moment la tension, en tirant doucement sur sa pipe, avant de balancer la chute, systématiquement appuyée d’un surprenant écarquillement de ses yeux, dont le bleu, alors, vous perçait. On eut droit ce jour-là à toutes les vacheries imaginables sur le monde hollywoodien, sur la stupidité et l’inculture des nababs notamment. Exemple : « Savez-vous pourquoi le slogan de la Metro Goldwyn Mayer est « Plus d’étoiles qu’il n’y en a dans le ciel » et non pas, comme il était prévu initialement, « Plus d’étoiles qu’il n’y en a au firmament » ? Parce que Louis B. Mayer croyait que « firmament » était une marque de colle pour dentier ou de laxatif. » Ou encore : « La fille d’un producteur hollywoodien doit rédiger un devoir sur la vie telle qu’elle se passe chez elle. Elle écrit : « A la maison, tout le monde est très pauvre. Mon papa est très pauvre, ma maman est très pauvre, ma grande soeur est très pauvre, mon petit frère est très pauvre et tous les domestiques sont très pauvres eux aussi. »

A la fin du festival, Mankiewicz me demanda d’apporter à Paris la copie – unique – de son téléfilm, Carol for another Christmas, qui devait être montré à la Cinémathèque. Autant dire que je m’acquittai de cette mission avec plus de fierté qu’elle n’aurait dû m’en inspirer. Les douaniers de Roissy se chargèrent d’ailleurs de me faire revenir sur terre, qui n’entendaient pas que l’on introduisît sur le territoire français la bobine d’un film non accompagné des certificats et autorisations de rigueur, fût-il l’oeuvre de Joe Mankiewicz. Quelques jours plus tard, la salle de la Cinémathèque était comble pour accueillir le cinéaste. Aux spectateurs qui l’ovationnaient, il lança cette phrase : « En Amérique, pour réunir autant de monde, il faudrait au moins faire venir des catcheuses. » Depuis plusieurs années déjà, il détenait « le record d’inactivité pour un cinéaste dont le dernier film a été un succès » et se demandait s’il était « le monument le plus respecté du cinéma ou la plus vieille putain du marché ». On raconte qu’invité à une projection suivie d’un cocktail, il répondit au producteur, qui lui demandait ce qu’il avait pensé du film : « Distribuez le buffet et mangez le film. »

Mankiewicz avait soixante-trois ans en 1972, quand il tourna Le Limier, il est mort en 1993. Vingt-et-un ans de silence pour un cinéaste dont le « dos foutait le camp », qui avait eu un cancer des cordes vocales (qui ne l’empêcha pas de fumer la pipe jusqu’à la fin de ses jours), mais dont la « tête continuait de fonctionner ». Et comment. Ce vingt et unième film, Mankiewicz n’a jamais voulu le faire. Il a refusé de multiples propositions, s’est entêté à faire croire qu’il filmerait un jour une adaptation de L’Aiglon, il a joué les ermites dans sa propriété de Bedford, près de New York, a fait mine de travailler à une histoire des actrices de théâtre anglaises et puis il nous a laissé avec ses vingt films, le souvenir de sa voix et de son regard de séducteur, amateur de jolies femmes et passionné par les actrices (« Il n’est pas une star de la Metro des années trente qui n’ait été amoureuse de lui » disait-on à Hollywood), avec également la promesse de ces Mémoires qui aujourd’hui se font encore attendre.

Il nous reste ses vingt films. Qui parlent pour eux-mêmes, mais aussi pour lui. La Comtesse aux pieds nus, par exemple, un de ceux, sans doute, où il se confie le plus librement. Par la voix de Harry Dawes (Humphrey Bogart), à la première scène du film, dans un petit cimetière italien noyé de pluie : « Je suis scénariste et metteur en scène de cinéma depuis plus longtemps que je n’aime à me le rappeler. Je remonte jusqu’au temps où le cinéma avait deux dimensions, puis une seule dimension et parfois pas de dimension du tout. » A Venise, cette année-là, on fit entendre à Mankiewicz un enregistrement de la voix d’Ava Gardner, qui n’avait pu quitter Londres pour être à ses côtés et qui lui confiait, des années après, le bonheur et la fierté que lui inspirait le rôle de Maria, la comtesse aux pieds nus. Une voix venue d’ailleurs, qui évoque un souvenir en partie effacé par le temps, il était tentant de se croire dans un film de Mankiewicz, un de ces films où le passé devient présent, où le présent se nourrit du passé, où le temps s’efface sans pourtant cesser jamais d’accomplir son oeuvre.

Dans On murmure dans la ville, le seul film optimiste de Mankiewicz, et d’ailleurs son préféré, Praetorius (Cary Grant) fait part de sa nostalgie à son ami Barker (Walter Slezak) : « Toute une génération croit que le beurre a le goût du papier. Il n’y a jamais eu un parfum comme celui des bonnes vieilles épiceries. Aujourd’hui, elles sentent comme les pharmacies, qui n’ont elles-mêmes plus la même odeur que les pharmacies. » On ne doute pas que Mankiewicz parle par la bouche de Cary Grant, mais sa nostalgie ne se limite pas au « c’était forcément mieux avant » commun à la majorité des humains ayant atteint la quarantaine, elle est celle d’un autre temps, d’un temps d’avant le cinéma (« Il y eut une Venise et il y eut une époque et un siècle, le Seizième. Mon siècle, mon époque », affirme Cecil Fox – Rex Harrison – dans Guêpier pour trois abeilles). Mankiewicz ne méprisait pas le cinéma, il détestait Hollywood, dont il fit tout, pourtant, et avec succès, pour devenir un prince, il haïssait son inculture et sa prétention, professant au contraire une admiration sans borne pour le théâtre, qui le conduisait à affirmer qu’il n’avait jamais fait autre chose que du théâtre filmé. Ce qui est faux, chacun de ses films en témoigne.

Lorsque, le 12 mars 1951, il écrit dans Life, justifiant sa décision de quitter Hollywood, que « le secret de l’universalité des films américains tient à ce qu’ils sont conçus à destination d’un niveau mental de douze ans », Mankiewicz paraît, aux yeux de beaucoup, pousser le bouchon un peu loin. Cinquante ans plus tard, qui peut encore sérieusement lui donner tort ? On ne saurait prétendre pourtant qu’il a eu raison avant tout le monde, ce serait trop simple. Mais l’évidence s’impose que Mankiewicz a toujours fait son cinéma « contre ». Contre le cinéma et, plus encore, contre l’idée qu’il s’en faisait. Il n’en a pas moins été un des plus reconnus et célébrés, et cela ne l’a pas empêché, seul grand cinéaste américain dans ce cas, d’aborder tous les genres hollywoodiens (à l’exception de la science-fiction), sans doute parce qu’il était d’abord un pur produit de ce système que, pour cette raison même également, il détestait. Scénariste, producteur, réalisateur puis « auteur » (il tenait à ce terme plus qu’à aucun autre), c’est au contact des autres, de projets qui lui étaient a priori étrangers, de conceptions qu’intellectuellement et par réflexe il rejetait, qu’il s’est construit un univers et forgé un style, qu’il a établi les thèmes que, film après film, il allait développer. Ne pas oublier que Le Château du dragon, son premier film en tant que réalisateur, est né d’un projet qu’en tant que lecteur il avait refusé et auquel Lubitsch, son maître, choisit de s’intéresser. Lubitsch. « Avec lui, disait-il, j’aurais mis en scène l’annuaire du téléphone. J’aurais même écrit l’annuaire s’il me l’avait demandé. » Ne pas trop l’entendre, donc, quand il a affirme que seuls les films qu’il a entièrement écrits peuvent être considérés comme entièrement siens. Après tout, le plus brillant des scénaristes et dialoguistes de l’histoire du cinéma américain n’a jamais écrit qu’un scénario original (La Comtesse aux pieds nus) : comme une grimace qui désignerait le caractère dérisoire des ambitions et des passions humaines, que son cinéma n’a jamais cessé d’explorer. Ses personnages se croient les maîtres du monde, des démiurges qui font s’agiter des pantins n’existant que pour leur seul plaisir, manipulant pour atteindre ce qu’ils découvrent finalement n’être que des chimères qui se rient d’eux sitôt qu’ils s’en approchent. Les uns basculent alors dans la folie, d’autres prennent le parti d’en rire, seuls survivent ceux qui ont su accepter la dictature du temps, admettre que les mots, instruments premiers de toutes les manipulations, finissent toujours par prendre à leur propre piège ceux qui s’imaginent en user en virtuoses invulnérables. « Nous jouons tant et tant que nous finissons par devenir les marionnettes de notre propre jeu », affirmait-il au sujet du Limier.

Comme ses personnages, Mankiewicz a joué. Comme eux, il a gagné, comme eux, il a perdu. Mais lui savait, lucidité suprême, souvent terrible, que le jeu se joue de ceux qui s’en croient les maîtres. Chacun de ses films porte les traces de ce combat. « La vie gâche les scénarios », aimait-il à rappeler : « Ce matin, en vous rasant, avant de venir me retrouver, vous avez imaginé notre rencontre, vous en avez bâti le scénario. Et puis, rien ne s’est passé comme vous le pensiez, vous n’avez pas trouvé de taxi, ce bar ne ressemble pas à celui que vous imaginiez. De mon côté, j’ai fait la même chose, et moi aussi je me suis trompé. Voilà, c’est ainsi, et personne n’y peut rien. » La vie, les producteurs plutôt, ont sabré plus que d’autres certains de ses scénarios. Ceux de Cléopâtre (qu’il n’appelait que « le machin » ou « le film dont je ne veux pas prononcer le nom ») et de Guêpier pour trois abeilles notamment. Pourtant, ces deux films ne sont pas forcément inférieurs à certains autres, sur lesquels il lui a été donné d’exercer sa maîtrise. Ils sont seulement plus malades, et demandent donc, peut-être, à être aimés davantage. Il n’y a pas de choix à faire, il faut seulement les voir tous, et les revoir encore. Et aussi écouter Mankiewicz, quelques-unes de ses phrases assemblées composent comme une voix off :

« Depuis qu’il s’est compromis en se mettant à parler, le cinéma a le devoir de dire quelque chose. »

« Le film le mieux mis en scène est celui dans lequel le spectateur ne peut repérer le moindre mouvement de caméra, le moindre effet de technique cinématographique. Si, à un moment donné, le spectateur admire la beauté d’un travelling, le metteur en scène a perdu la partie. »

« On me demande souvent pourquoi je préfère les acteurs britanniques. Si j’avais besoin de champions de natation, je prendrais des Américains… »

« C’est une sorte d’alchimie à rebours : une fois qu’on l’a entre les mains, l’or devient de la merde. »