« Je sais ce qu’on inscrira sur ma tombe : ci-gît Herm… je veux dire Joe Mankiewicz. » Joe Mankiewicz s’est trompé : si l’on ne sait pas toujours qu’il était le cadet de Herman Jacob Mankiewicz, nul n’ignore que celui-ci était le frère de Joseph Leo Mankiewicz. Célébrité de son vivant, Herman est aujourd’hui oublié. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il n’a rien laissé de repérable ? Ce fut le drame de sa vie. Le scénario de « Citizen Kane« , d’accord, ce n’est pas rien, mais ils furent plusieurs à s’en disputer la paternité et, en toute logique, l’ombre d’Orson Welles les a tous enveloppés. Pourtant, Joe éprouva très longtemps, bien après même qu’il eut connu le succès, ce que lui-même appelait le « complexe d’Herman ».
Né le 7 novembre 1897, Herman était l’aîné de la famille, celui qui eut le plus à subir l’intransigeance du père. « Mon père, devait-il déclarer, était un homme terriblement travailleur, brillant et d’une extrême vitalité. Un père comme lui peut vous rendre soit très ambitieux, soit très désespéré : vous pouvez parfaitement finir par vous dire que vous n’y arriverez jamais et que cela ne vaut pas même la peine d’essayer. C’est ce qui m’est arrivé. Joe, lui, était un enfant très ambitieux. »
Dès l’université, il prend des habitudes et gagne un surnom, « Mank the Tank » (« Mank la Cuve »). Il ne cessera plus de boire. Ni de jouer, le moyen qu’il a trouvé pour gagner l’argent nécessaire à ses études et à ses frasques. Elève surdoué, esprit brillantissime, il se trouve en permanence en rivalité avec son père et ne se reconnaît qu’une ambition : devenir un grand écrivain. Journaliste à vingt et un ans, correspondant à Berlin du Chicago Tribune, il fit, à son retour à New York, jouer deux pièces qui furent des échecs et se retrouva bientôt, en 1926, scénariste à la Paramount. Une compromission inacceptable à ses propres yeux d’intellectuel qui, comme tous ses semblables, nourrissait le plus profond mépris pour ce divertissement abêtissant qu’était à ses yeux le cinéma, une déchéance pour celui que l’on décrivait comme un des esprits les plus brillants d’Amérique, membre du cercle prestigieux de l’Algonquin Round Table.
Si l’on en croit Groucho Marx, un de ses amis les plus proches (il se présentait comme le seul des frères Marx qui soit capable d’épeler le nom de Mankiewicz), il avait accroché sur un mur de son bureau de la Paramount une photographie de lui-même en compagnie de George Kaufman et de Marc Connelly, en dessous de laquelle on pouvait lire cette phrase : « J’ai écrit avec les deux meilleurs auteurs de New York, et les deux pièces furent des fours. » Il signe quelques scénarios et intervient comme intertitreur sur de nombreux films, parmi lesquels Crépuscule de gloire, de Sternberg. A l’arrivée du parlant, ses talents d’écrivain et son sens du dialogue le placent en situation de force. Il écrit les dialogues de Thunderbolt, de Sternberg également, dont son frère Joe, qu’il a fait venir de Berlin, où il lui avait succédé, signe les intertitres (toutes les salles du pays n’étant pas encore équipées pour le parlant). Dans le même temps chroniqueur théâtre du Los Angeles Times, il passe à la Metro Goldwyn Mayer, alors la firme hollywoodienne la plus prestigieuse. Mais la plupart de ses contributions, comme producteur ou scénariste, sont toujours soit partagées, soit anonymes. Difficile, impossible même de distinguer ce qui lui revient dans les trois films des Marx Brothers qu’il produisit ou, par exemple, dans Dinner at Eight, de Cukor. On sait qu’il intervint également sur le scénario du Magicien d’Oz, mais sa seule contribution notoirement reconnue demeurera celle apportée à Citizen Kane.
Les succès de son jeune frère devaient aviver son amertume, d’autant qu’à plusieurs reprises il fut écarté de certains projets et dut aller en justice pour faire valoir ses droits. Il ne cessa jamais d’être ce personnage flamboyant, à l’esprit ravageur, joueur impénitent dont tous les « tapeurs » de Hollywood connaissaient la générosité : quand l’un d’eux lui demandait cent dollars, il lui en donnait deux cents, estimant qu’une fois que le malheureux aurait payé ce qu’il devait, il ne lui resterait rien pour repartir du bon pied. A ses yeux, Joe manquait de générosité, il n’aimait pas ses airs supérieurs et ne l’appelait plus guère que « Joe le génie ». Rivaux au sein de la famille Mankiewicz et du Tout-Hollywood, les deux frères cessèrent pratiquement toute relation. Le plus jeune produisit pourtant un film écrit par son aîné, The Wild Man of Borneo, mais il ne fut jamais distribué qu’en complément de programme. Tout était dit, Herman ne serait jamais reconnu comme le grand écrivain qu’il rêvait d’être. Il avait cinquante-cinq ans lorsqu’il mourut, le 5 mars 1953.