Fruit Chan / Hong-Kong aujourd’hui

Christel Taillibert

Aujourd’hui encore, la cinématographie de Hong-Kong reste largement associée à la vague des films de kung fu et de cape et d’épée qui firent sa fortune à partir du début des années 1960. C’est en effet à cette époque que celle-ci se vit conférée une envergure internationale grâce à des stars telles que Bruce Lee, Jackie Chan ou John Woo.

La réalité actuelle offre pourtant un tout autre panorama. En parfaite continuité avec la « nouvelle vague » impulsée à la fin des années 1970 par une nouvelle génération de cinéastes formés à la télévision (Alex Cheung, Peter Yung, Ann Hui, Allen Fong, Tsui Hark, etc.), le cinéma de Hong-Kong se propose aujourd’hui avant tout comme un cinéma privilégiant la mise en perspective des problèmes sociaux auxquels se trouve confrontée la mégalopole asiatique. Les scénarios, qui privilégiaient auparavant l’imaginaire et le spectaculaire, traitent désormais pleinement la question du chômage, de la marginalité, du sexe, de la drogue, de la violence, etc. – sans exclure pour autant le développement parallèle de recherches formalistes.

La notion de genre reste cependant fondamentale dans le cas de Hong-Kong, et continue à structurer la production nationale au cours des vingt dernières années : films d’action, polars, comédies et mélodrames jalonnent un paysage cinématographique extrêmement diversifié et regorgeant de metteurs en scène talentueux.

De même, qu’ils aient été réalisés avant ou après la date fatidique, tous les films de la dernière décennie du vingtième siècle sont fortement marqués par la rétrocession de Hong-Kong à la Chine, advenue en juin 1997. Inquiétudes quant à la prospérité du territoire, anxiété face aux risques de déséquilibres économiques et de dérèglement des flux financiers, interrogations identitaires soulevés par cette annexion à un pays à la fois si proche et si lointain, constituent ainsi une invariable toile de fond aux différents scénarios.

Cette appréhension liée au sentiment de la fin d’une époque se matérialise dans la plupart des films par la mise en évidence de l’inexorable perte des valeurs traditionnelles – la famille, la solidarité – au profit de la recherche effrénée du pouvoir et de l’argent. Ce capitalisme sauvage dans lequel tous les coups sont permis encourage parallèlement l’institutionnalisation d’une grande délinquance. Le thème des Triades – des gangs mafieux aux agissements traditionnellement très codifiés qui se partagent le pouvoir sur la ville – prend ainsi une importance croissante au cours de la dernière décennie, illustrant de façon plus générale l’effondrement de tout système de valeur chez les nouvelles générations, dans une société qui semble proche du chaos.

Au coeur de cette thématique, la déliquescence de la structure familiale est bien souvent mise en exergue. Placée sous le signe du divorce, de l’abandon ou de l’inceste, la notion même de famille semble réduite à néant. Alors que les mélodrames qui fleurissaient à Hong-Kong au cours l’après-guerre s’employaient à stigmatiser les dysfonctionnements sociaux en montrant la force conférée par la solidarité familiale et l’entraide entre les pauvres pour lutter contre la perversité des nantis, la cinématographie contemporaine nous donne à voir une société déstructurée, dans laquelle l’unité familiale est totalement disloquée tant au niveau de l’autorité qu’au niveau affectif.

Séparés, dépressifs, absents, irresponsables ou impuissants, les parents brillent par leur inconséquence dans la grande majorité des scénarios. Les jeunes quant à eux, totalement livrés à eux-mêmes, subissent naturellement le joug de cette autorité parallèle que constituent les Triades. Et dans le cinéma de Hong-Kong, enfance malheureuse rime bien souvent avec avortement, prostitution, délinquance, suicide…

Parmi les cinéastes qui marquent l’histoire de la récente cinématographie de Hong-Kong, Fruit Chan apparaît comme l’un des plus emblématiques de cette tendance. De ses propos mêmes, ce sont en effet les mutations extrêmement rapides connues par l’île autour de la période-clé de la rétrocession qui lui ont inspiré ses différents films.

Né en 1959 à Canton, ce n’est qu’à l’âge de dix ans qu’il émigre à Hong Kong, avec sa famille. Son attirance pour le cinéma le pousse à suivre une formation dans ce domaine, au sein du Hong Kong Film Center. Il entre ensuite dans la profession en tant qu’assistant-réalisateur, apprenant le métier dans l’ombre de grands noms du cinéma local tels que Jackie Chan, Kirk Wong, Alfred Cheung, Sammo Hung, Shu Kei, etc… La façon dont il réalise son premier film, en 1991, témoigne immédiatement de sa capacité à s’adapter aux contingences économiques et techniques pour parvenir à ses fins. Ainsi, profitant de la suspension momentanée du tournage sur lequel il travaillait en tant qu’assistant, il investit les studios inoccupés et se lance dans la réalisation, avec des moyens de fortune, d’un petit film d’horreur psychologique, Finale in blood. Applaudi par la critique, le film connaît pourtant un échec au box-office.

Son second long métrage, Made in Hong Kong (1997), s’inscrit de nouveau dans la perspective d’un cinéma financièrement indépendant dans le contexte d’une industrie cinématographique structurée autour de puissantes maisons de production. C’est Andy Lau, chanteur et acteur vedette à Hong Kong, qui apporte à Fruit Chan les 80 000 dollars qui lui suffiront pour achever son film. Au niveau thématique, Made in Hong Kong offre l’un des exemples les plus probants de l’exaspération à l’écran des syndromes de la fin de siècle dont nous avons exposé précédemment la teneur. Les deux adolescents, Moon et Ping, semblent complètement anéantis par le sentiment violent qu’aucun avenir n’est possible pour eux. Les comportements d’autodestruction qui les muent – constamment mis en relation avec le suicide d’une jeune fille inconnue qui les obsède – traduisent ainsi un pessimisme beaucoup plus général, une sensation d’abandon développée par un peuple déboussolé. Réalisé avec un budget dérisoire et des techniciens bénévoles, tourné sur des morceaux de pellicule récupérés en secret lors du tournage des films sur lesquels il avait travaillé précédemment, Made in Hong Kong dégage une authenticité souvent poignante, accentuée par le fait que les acteurs eux-mêmes, recrutés dans la rue, rejouent plus ou moins leur propre histoire. Lancé par ce premier succès, le héros, Sam Lee, poursuivra d’ailleurs sa carrière d’acteur, jouant des rôles plus ou moins similaires de jeune marginal et excentrique, souvent impliqué dans les Triades, pour les plus grands cinéastes du moment.

Dans ses films suivants, Fruit Chan continue de parfaire ce portrait psychologique d’une Hong-Kong déchirée entre la couronne britannique et la République populaire de Chine. The Longest Summer (1998), marqué par la rétrocession, retrace ainsi l’épopée à la fois désespérée et irrésistible d’un groupe d’ex-militaires licenciés de l’armée de Hong-Kong qui s’abandonnent à la délinquance comme ultime raison de vivre. A la fin du film, Ga Yin, le héros anéanti hurle devant sa glace un déchirant « Qui suis-je ? », exprimant le malaise de tout un peuple fortement marqué par le souvenir de Tien-An-Men. Tout au long de cet « été le plus long », scandé par les festivités organisées à l’occasion de la rétrocession, les personnages assistent, impuissants, à la mutation d’un monde dans lequel ils cherchent désespérément leur place.

Le troisième volet de cette trilogie, Little Cheung (1999) adopte cette fois le regard enfantin de Cheung, un petit garçon de neuf ans, confronté à un monde cupide et violent. Dans un esprit proche du documentaire, Fruit Chan développe avec sensibilité le récit poignant des aventures de cet enfant et de son amie, la petite clandestine chinoise Fan, cherchant ses marques dans une société en pleine déroute. L’enfance, souvent synonyme d’innocence et de naïveté dans sa représentation cinématographique, devient face à la caméra de Fruit Chan le symbole suprême de ce rapport impossible au monde qui semble n’épargner aucun âge de la vie. La force du film naît encore une fois en grande partie de l’extraordinaire performance accomplie par les deux jeunes acteurs, Yiu Yuet-ming et Mak Wai-fan, tous deux non professionnels, dirigés avec brio, légèreté et justesse par le cinéaste.

Le film suivant de Fruit Chan, Durian Durian (2000), s’attache cette fois à des personnages essentiellement féminins, deux laissées pour compte de la société : la petite clandestine chinoise de Little Cheung – une nouvelle fois interprétée par la jeune Mak Wai-fan – et une prostituée – ici incarnée par Qin Hailu. Le cinéaste poursuit dans ce film son exploration de la Hong-Kong post-rétrocession, privilégiant de nouveau l’humain à une approche politico-documentaire de la réalité.

Si Fruit Chan a su, en quelques films, s’imposer comme l’un des éléments les plus inventifs et les plus prometteurs de la cinématographie hongkongaise contemporaine, d’autres artistes s’inscrivent de plein pied dans la description d’une société en pleine mutation et d’un peuple à la recherche de sa propre identité et de valeurs auxquelles se raccrocher, oscillant entre le pessimisme le plus noir et quelques notes d’espoir.

Summer Snow (1995) se situe parmi les plus optimistes. Dans ce film magnifique, Ann Hui évoque le terrible destin des personnes âgées dans une société où aucun rôle ne leur est plus dévolu. Elle y décrit en effet l’évolution d’une famille qui apprend à cohabiter avec un grand-père frappé de la maladie d’Alzheimer. Mais malgré le désengagement des frères et soeurs, les conflits familiaux et la tentation de l’hospice, le film suggère en fin de compte la possibilité d’un respect mutuel entre les différentes générations. Issue du mouvement de la nouvelle vague hongkongaise qui prend son essor au début des années 80, Ann Hui démontre dans ce film sa totale maîtrise du langage cinématographique, mais aussi d’une sensibilité et d’un humanisme qui teintent de reflets poétiques cette oeuvre d’essence réaliste.

A cette description d’un univers familial miné mais cohérent s’opposent des peintures beaucoup plus noires dans lesquelles des individus affrontent, seuls, les adversités de l’existence. Ainsi, les pré-adolescentes mises en scène par Lawrence Lau dans Spacked Out (2000) font par elles-mêmes leur apprentissage de la vie, sans modèle auquel se raccrocher. Entre des parents démissionnaires, des enseignants dépassés par une réalité qui leur échappe et des aînés irresponsables, ces quatre gamines n’ont plus que les magazines féminins pour se forger un idéal, que la réalité de la vie s’empressera bien vite de réduire à néant. Le long et difficile chemin vers l’avortement de la trop jeune héroïne prend alors des allures de parcours initiatique, symbole d’un constat d’échec pour toute une génération, amère et désorientée.

Dans The Goddess of 1967 (2000) de Clara Law, c’est l’ombre de l’inceste qui assombrit cette fois ce tableau d’une Australie aux couleurs des plus envoûtantes. Dans ce superbe road-movie, la cécité de l’héroïne apparaît comme une ultime tentative pour laisser une place à l’imagination dans une réalité trop insoutenable. L’obsession développée par la vedette japonaise Rikiya Kurokawa à l’encontre de la Citroën DS qu’il convoite est traitée avec un humour désinvolte qui exacerbe d’autant plus la déchirante blessure qui torture la jeune australienne (Rose Byrne). Le même contraste oppose la beauté formelle des images et la tragédie qui sous-tend la narration, nouvelle illustration d’un monde miné de l’intérieur, qui ne semble capable de sauver que les apparences.

Kitchen (1997) – très belle adaptation par Yim Ho du célèbre roman de la japonaise Banana Yoshimoto – commence également sous le signe de l’isolement. Le film retrace en effet l’évolution psychologique d’une jeune fille meurtrie par la mort de sa grand-mère, son unique parente. Sa profonde solitude et sa lente renaissance à un monde sensitif et affectif sont rendues plus difficiles encore par la tragédie qui frappe le seul modèle familial, hors norme mais équilibré, dont elle dispose. Encore une fois dans ce film, à travers le thème de la transsexualité, la question fondamentale de la recherche d’une identité est abordée de plein fouet.

La perception de la cohésion familiale comme ultime échappatoire à une société désincarnée est enfin fondatrice du dernier film de Wilson Yip, Juliet in love (2000). Deux âmes solitaires autour desquelles s’articule le récit reconsidèrent en effet leur rapport à l’autre suite à un baby-sitting forcé mais salvateur qui les contraint à prendre, ensemble, leurs responsabilités. La tendresse et la sensibilité avec lesquelles le réalisateur dépeint ses personnages donnent naissance à un magnifique mélodrame sentimental dans lequel il ne néglige pas d’introduire quelques notes d’humour bienvenues. La performance accomplie par l’actrice Ng Sandra est enfin à mettre au crédit de cette grande oeuvre du cinéma hongkongais contemporain.

Concluons, dans un registre complètement différent, avec une comédie signée par le grand metteur en scène Johnnie To et son acolyte sur ses trois derniers films, Wai Ka-fai : Help !!! (2000). Parodie revendiquée de la série américaine Urgence, ce film met en scène trois jeunes médecins héroïques décidés à remettre sur le droit chemin les employés paresseux et détachés d’un grand hôpital hongkongais en plein chaos. Au-delà de l’humour irrésistible de l’ensemble, du rythme effréné du montage, de la mise en scène une nouvelle fois très inspirée de Johnnie To, de la formidable performance du trio d’acteurs (Ekin Cheng, Jordan Chan et Cecilia Cheung), l’aspect satirique de l’oeuvre reste prédominant. Non seulement l’hôpital est dirigé par un petit groupe de bureaucrates sans visage et sans voix, enfermés dans l’obscurité, comme dans le meilleur de Kafka, mais la narration toute entière illustre des phénomènes tels que l’absence de valeurs, la perte des idéaux, l’attachement à l’argent comme unique raison de vivre, autant de thème qui parcourent la cinématographie contemporaine de Hong-Kong, quels que soient les genres par lesquels elle s’exprime.