Karen Chakhnazarov

Marcel Martin

Karen Chakhnazarov n’a pas en France la réputation qu’il mérite malgré la sortie commerciale de trois de ses neuf longs métrages, et la sélection de deux d’entre eux par le festival de Cannes. Son genre de prédilection, la comédie de mœurs, étant d’abord à usage interne, explique peut-être cette relative désaffection : mais plusieurs de ses films ont été primés dans des festivals internationaux (Belgrade, Chicago, Valladolid) et deux d’entre eux ont reçu le prix de la critique internationale (Fipresci). Chez lui, la comédie n’est jamais un produit banalement voué au divertissement : elle est toujours le support d’un constat social ou le moyen d’exploration d’un univers fantasmatique. La constante démonstration d’une intervention personnelle dans la conception de ses films autorise à le considérer indiscutablement comme un auteur : il est co-scénariste de tous, en collaboration avec Alexandre Borodianski. Au cours de ses vingt dernières années d’activité créatrice, il a été le témoin du passage de la Stagnation à la Perestroïka, et ses films rendent bien compte de cette période de bouleversements structurels et idéologiques. Il a de toute évidence apporté au cinéma russe un enrichissement thématique plutôt qu’une révolution stylistique : loin des recherches dramaturgiques et plastiques de certains de ses collègues et contemporains (Sokourov, Lopouchanski, Kanevski), il s’est avant tout voulu un témoin de son temps, comme Abdrachitov, Lounguine, Bodrov ou Pitchoul. Dans le tumultueux épanouissement du cinéma russe consécutif à la révolution gorbatchevienne, il tient une place sans doute modeste mais résolument originale.

“ J’ai toujours voulu être réalisateur de films de fiction, dit-il. J’ai fait mon premier long métrage en 1979, Les Braves gens, d’après une comédie connue. Le modèle était très populaire, mais pas spécialement bon, et mon film non plus n’avait rien d’extraordinaire. Il a pourtant été coupé massivement par le directeur de Mosfilm d’alors, qui y a trouvé quelques scènes antisoviétiques. Aujourd’hui, je peux rire que ce petit film plutôt idiot ait pu comporter de telles scènes, mais, alors, c’était différent ! ” à cette époque, les réalisateurs étaient salariés par le studio et recevaient diverses primes en fonction de la qualité des films et de leur carrière publique. “ Aujourd’hui, précise le cinéaste, je reçois un pourcentage sur le succès de mes films : ainsi, deux pour cent sur les recettes de La Ville Zéro, mais je ne touche rien sur les ventes à l’étranger, c’est seulement une affaire de prestige. Entre temps, j’ai été nommé responsable d’une section du studio Mosfilm et je reçois un salaire fixe ”. Par la suite, Chakhnazarov a été nommé directeur général de Mosfilm.

“ Il y a dans le public soviétique, a-t-il dit, une forte demande de comédies : il veut se détendre, mais, pour un cinéaste, ce n’est pas si simple de s’y mettre ”. Pourtant, il s’y est “ mis ” dès ses débuts et il est considéré comme un spécialiste de la comédie populaire à succès. Mais il a précisé que, pour lui, “ la comédie n’est pas un genre inoffensif ”. à ce propos, on lui a rappelé que lorsque son film Jazzband est sorti, on l’a proclamé “ continuateur des traditions de Grigori Alexandrov ” et que cela “ sonnait comme la plus grande des louanges ” alors que “ maintenant on reproche à Alexandrov d’avoir été l’un des créateurs de la mythologie stalinienne ”. à quoi il a répondu que “ les phénomènes de l’art sont précieux comme expression de l’esprit d’une époque ” et que “ les comédies d’Alexandrov (Les Joyeux garçons, Le Cirque, Volga Volga) sont conformes à cette exigence : car simultanément à tous les phénomènes terribles des années trente existait cet optimisme radieux qui imprègne ses films ”. Chakhnazarov a tourné Jazzband et Soirée d’hiver à Gagra dans les dernières années de la Stagnation et la pesanteur du réalisme socialiste y est encore sensible.

Leur succès public a cependant été considérable et tous deux ont été alors déclarés meilleurs films nationaux par un référendum auprès des lecteurs d’un magazine de cinéma. Leur action se situe dans les milieux artistiques, et la musique y tient une si large place qu’on peut les considérer comme des comédies musicales. Malgré leur succès, l’auteur, se comparant à des collègues plus populaires encore auprès du grand public, a modestement estimé que sa “ limite ” se situe entre vingt et quarante millions de spectateurs. Et il a commenté : “ Mes films sont vraiment très populaires. Bon nombre de mes collègues n’aiment pas ça. Ils pensent que les bons films ne peuvent pas être populaires. Je ne suis pas du tout d’accord. Le cinéma est mort s’il n’a pas de public. On ne peut pas faire des films pour soi-même. Pour moi, les meilleurs films doivent être intéressants artistiquement et en même temps atteindre le public. Charlie Chaplin en est le meilleur exemple ”. Avec la Perestroïka, après deux comédies légères, Chakhnazarov change radicalement de ton. Le fameux congrès des cinéastes de mai 1986 à ouvert les vannes de la libéralisation : “ nous avons eu, dit-il, grâce à ce congrès, un degré de liberté inimaginable trois ou quatre ans plus tôt ”.

Dans Le Garçon de courses, il met en question, avec une vigueur et une pertinence inattendue, la nouvelle société en gestation en la personne d’un adolescent en crise existentielle et en révolte contre les valeurs traditionnelles. Resté seul avec sa mère après le divorce de ses parents, Ivan abandonne ses études et trouve un emploi comme coursier pour une revue littéraire. Devant un respectable intellectuel, il manifeste une insolence et une arrogance qui séduisent la fille du vieil homme, Katia, lorsqu’il proclame son idéal de vie : “ Un bon salaire, une belle bagnole, un grand appartement ! ” Le père de la jeune fille déclare voir en ce garçon “ un représentant typique de la jeunesse moderne : nihilisme et goujaterie ”. Cette percutante comédie de mœurs fait figure de document sociologique dans le cadre d’une production cinématographique qui explose (en prélude à la retentissante Petite Véra de Vassili Pitchoul) en même temps que la société, le prolo Ivan essayant de surmonter ses complexes à l’égard de la jeunesse dorée qui gravite autour de Katia, entre temps devenue sa maîtresse. Et l’annonce de son prochain départ à l’armée n’est pas sans conséquences en pleine guerre d’Afghanistan. C’est le meilleur film de Chakhnazarov. Avec La Ville Zéro, l’auteur fait une intrusion remarquée dans le fantastique social. Arrivé dans une ville de province, un ingénieur moscovite se trouve inopinément impliqué dans une étrange affaire après le suicide d’un cuisinier de restaurant et se voit interdit de quitter la ville. Dans le cauchemar éveillé qu’il va vivre, l’humour noir fait bon ménage avec l’insolite fantasmé : les allusions à la déréliction sociale qui nourrissent la fable évoquent la “ restructuration ” en cours mais la visite d’un étrange musée de figures de cire suggère que les fantômes du passé sont toujours là. Clin d’œil à la thématique de ses premiers films, le réalisateur rappelle comment le premier danseur de rock fut naguère exclu du Parti, et lance à la cantonade cette profession de foi d’un libéralisme de circonstance : “ Nous voulons être libres de danser ce qui nous plaît ! ” La découverte des restes de la famille impériale exécutée en 1918 met à la mode l’analyse de cet épisode longtemps occulté. Chakhnazarov s’en saisit, dans L’Assassin du Tsar, mais de manière habilement distanciée à travers le cas d’un malade mental qui se croit le meurtrier, tandis que le psychiatre de l’asile finit, sous l’influence des délires de son patient, par se prendre pour le défunt Nicolas II. Le fantastique onirique est encore le moyen d’un témoignage drôlatique sur la réalité actuelle : dans Rêves, une comtesse, à la fin du xixe siècle, s’imagine à notre époque mais c’est en serveuse de restaurant qu’elle se voit réincarnée, et en proie à pas mal de frustrations.

La fable, qui visite les rêves du présent au nom de l’imaginaire du passé, se présente comme un remède sarcastique aux illusions engendrées par la nouvelle société libérale. Plus récemment, le réalisateur a effectué un retour vers une inspiration réaliste avec La Fille américaine, qui voit un musicien de restaurant moscovite arriver à San Francisco pour kidnapper sa propre fillette secrètement emmenée en Amérique par son ex-épouse. Et il est vite revenu à sa veine habituelle dans Le Jour de la pleine lune, où réel et fantasmes se mêlent inextricablement, l’étrange et l’insolite pimentant audacieusement la banalité de la vie quotidienne. Chakhnazarov poursuit ainsi la veine très personnelle de sa thématique favorite. Il s’en est expliqué en ces termes : “ Les auteurs comiques ont toujours leur propre position : Gogol et Boulgakov ont chacun leur humour particulier. Pour moi, le monde se compose de divers caractères humains et tous doivent apporter leur contribution originale à la totalité. Peut-être que c’est aux Russes que revient plutôt le rôle sérieux ” (rires). à voir ses films, on ne le dirait vraiment pas !