João Mário Grilo

Luciano Barisone

Trois éléments et deux déclarations sont nécessaires à la compréhension de la personne comme de l’oeuvre de João Mário Grilo. Tout d’abord, il est né à Figueira da Foz, loin des deux pôles dominants de la culture cinématographique portugaise : Lisbonne et Porto. Ensuite, il a été animateur de ciné-club et critique militant à Coimbra, ville où il a étudié l’économie, la sociologie et la communication. Enfin, il enseigne actuellement l’histoire et l’esthétique du cinéma à L’Université de Lisbonne. Voici ses deux déclarations : « Je suis un cinéaste documentariste » et « Je n’aime pas filmer des histoires, de la fiction. Je hais l’absence de vérité ».

En considérant ces cinq données, et en analysant ses six films, on perçoit la personnalité d’un cinéaste intellectuel extrêmement rigoureux et très fidèle à ses principes. Grilo a toujours choisi les frontières, les marges et les rives comme lieux privilégiés d’observation. Comme si, depuis ces vides existentiels, ces « no man’s land » de l’esprit, ces visions périphériques et marginales, l’on pouvait avoir une vue plus détaillée sur le monde. On peut également dire que très rarement, le cinéma s’est à ce point, fait le miroir d’une réflexion sur le principe de la communication : communiquer la mémoire (Maria, A estrangeira) l’histoire (La Part du roi, Les Yeux de l’Asie), ou la chronique quotidienne (La Fin du monde, Loin des yeux).

Son premier film, Maria, est un Super 8 tourné en 1979. Je ne l’ai jamais vu. Il existe toutefois une note, repérée dans une monographie sérieuse sur le cinéma portugais publiée par le Centre Pompidou, qui retranscrit une déclaration brève et éclairante du réalisateur : « C’est un film de famille, un film d’amateurs, et l’idée était précisément celle-là… je pense que l’on y perçoit bien le degré de complicité qui a existé dans tout… Des plans qui ont demandé des semaines de préparation ont été filmés en quelques minutes. La mer, le paysage, étaient là, devant la caméra. J’ai fait de l’artisanat… c’est pourquoi cela est si proche, simultanément, du commencement et de la fin du cinéma. Je crois que c’est là le lieu… » (1)

Cette construction lente, opposée à un déroulement très rapide des événements devant la caméra, se retrouve sous une autre forme à la fois plus intime et plus lointaine, dans A estrangeira qui, trois ans après, fait de Grilo le jeune protagoniste du festival de Venise. Ce film retrace l’errance d’un homme mûr dans les lieux de sa vie, à la veille de son divorce. Grilo travaille les données extrêmes, matérielles et mentales, de la mémoire, des objets, des corps, des instruments et des lieux, et il le fait avec les repères fondamentaux de l’homme. Comme il le dit lui-même, « devant l’océan, là où le continent finit et l’inconnu commence, le désir de connaissance prend forme dans notre esprit comme le littoral qui se laisse transformer par la mer toujours différente, jamais égale à elle-même, sans jamais être une ligne droite ou courbée. Et c’est à cela que servent les cartes géographiques, dans lesquelles l’instant est saisi et fixé, mais de façon imparfaite, sans que puissent être rendus le sens du mouvement ou de la vie des organismes qui se détruisent mutuellement. Ou qui renoncent, vaincus par une volonté plus forte ou par l’absence d’une volonté, comme ceux qui ont tellement l’habitude de regarder à travers les barreaux qu’ils en oublient leur existence même. Voilà ce qu’on doit savoir : l’histoire des hommes est l’histoire des littoraux, frontières où l’on aime habiter. » (2)

Dans le film suivant, La Part du roi (Prix Spécial du Jury au festival de Berlin 1989), ces frontières se précisent éthiquement et formellement : c’est en marge du cadrage que l’on voit se noyer le pouvoir des hommes lié à l’histoire du Portugal. C’est une évocation détachée du procès qui conduisit le Roi Alfonso VI à abdiquer, prisonnier et victime d’un complot. Du procès fait à son impuissance indolente, à ses passions stériles et à ses rêves oisifs. Le film s’articule autour de deux axes : d’un côté, la disposition des figures dans les espaces de la Cour, inspirée des peintures du XVIIe, de l’autre, un jeu et une gestuelle hiératiques, où les acteurs sont les « modelés » de ce théâtre caché et éclatant qui constitue la représentation rituelle du pouvoir. Au cours de cette traversée des mystères de la Politique, au-delà de la distance que le Temps et l’Histoire lui imposent, Grilo rencontre le vide, cet espace abstrait qui précède la mélancolie et qui le fait glisser justement entre temps et histoire, vers une dissolution de l’aspect didactique du film.

Quatre ans après, en 1993, le cinéaste présente à Cannes La Fin du monde, premier épisode de la série Os quatros elementos (lui s’est occupé de la Terre, alors que João Botelho, Joaquim Pinto et João César Monteiro traiteront respectivement l’Air, le Feu et l’Eau). L’histoire est inspirée d’un fait divers : un vieux paysan est condamné pour meurtre. à sa sortie de prison, quelques années plus tard, il découvre que son neveu a tout vendu : sa maison, sa terre, ses souvenirs. Construit comme un théorème impeccable, dans une dynamique séparant nettement les faits de leurs explications, le film montre le passage inexorable du temps sur les désirs des hommes ; il montre comment de nouvelles valeurs remplacent les anciennes, en rendant les gestes et les velléités toujours plus stériles. Il le fait sans complaisance ni redondance, à travers un cinéma phénoménologique qui trouve sa propre morale dans les longues durées de son développement. Grilo dit : « La Fin du monde a pour thème un homme qui a tué une femme d’un coup de houe. Pour moi, le cinéma commence quand ce geste « minime » (de mort) suit un destin qui n’était pas prévu (le film ; le travail et ses frais). Le cinéma est ainsi « réel » parce qu’il intervient sur la vie et le destin du monde, « en changeant son plan » (et la vérité du cinéma c’est qu’en changeant le plan, on change – presque – tout). » (3)

Les Yeux de l’Asie, en compétition au Festival de Locarno, en 1995, revient vers l’Histoire, pour raconter un fait divers distancié dans le temps et dans l’espace géographique du monde : la persécution, les tortures, et les terribles exécutions des jésuites par les shoguns japonais, à Nagasaki au xvie siècle. Dans une mise en scène proche de celle de La Part du roi, Grilo filme la ville moderne victime d’un cataclysme atomique au siècle précèdent, comme s’il s’agissait d’un documentaire. Il suit le commissaire européen à la culture, arrivé au Japon pour organiser la tournée d’une oeuvre reproduisant ce fait divers. On retrouve ici le même vide qui prenait le spectateur face à la tragédie du roi du Portugal : c’est encore la distance temporelle qui rend la vérité des phénomènes. Le cinéaste le reconnaît d’ailleurs dans cette déclaration : « Il est peut-être inévitable qu’un film sur l’intolérance soit aussi « un film sur le temps » (Griffith) : intolérance et incompréhension entre les hommes traversent les siècles et projettent le passé sur le futur. » (4)

Le ici et l’ailleurs sont encore une fois les thèmes du dernier film de Grilo, Loin des yeux, sélectionné au Festival de Venise en 1998. Un vieux taulard entretient une importante correspondance avec un émigré portugais en se faisant passer pour une femme. La distance et l’absence sont les moteurs principaux d’un processus que le cinéma enregistre : il s’agit de l’écart entre écriture et image, entre ce que l’on voit et ce que l’on imagine, entre la solitude et les histoires qui s’en nourrissent. Dans la mise en scène d’une communication déséquilibrée, d’un dialogue manchot, d’où la contrepartie (ou le contrechamp) est absente, on retrouve le sens de l’art filmique de Grilo, qui déjoue à chaque fois les attentes du spectateur en travaillant sur des espaces, des objets et des corps qu’il sort de leur contextes habituels. Le réalisateur déclare à ce propos : « l’histoire de ce film n’est pas un fait divers. Un fait divers est une certain façon de raconter les histoires que les médias ne considèrent pas importantes. Loin des yeux est un film contre cette idéologie. Le cinéma comme art de la projection a le devoir de réagir contre cet apartheid, de renverser la perspective, en projetant ce que les autres réduisent. Ici, le cinéma a essayé de trouver et de donner forme aux rythmes universels qui font de l’histoire (vraie) de Loin des yeux un portrait exemplaire et secret de la vie d’un Pays, et peut être d’une certaine façon portugaise d’agir sur le monde et dans l’imaginaire des autres. » (5)

Ce long parcours montre à quel point Grilo travaille à la fois « dans » et « sur » le cinéma : l’action de filmer ne se dissocie pas chez lui d’une réflexion sur l’acte même. Son cinéma, extrêmement linéaire, conjugue une grande composition des cadrages tout en y ajoutant des éléments réels, filmés comme s’il s’agissait d’un enregistrement neutre et non d’une subjectivité pensante. C’est un processus extrêmement clair (je dirais presque programmatique), mais en même temps très mystérieux… De la mise en scène d’éléments apparemment banals, naît une attraction puissante de la représentation, qu’une simplicité apparente tend à nier. Le travail de Grilo suit toujours une progression. Il part de la mémoire personnelle pour ensuite l’abandonner ; la chronique et l’Histoire s’alternent comme points de départ des mises en scène. Le procédé est toujours le même : partir d’un point pour arriver à un autre. D’après l’Histoire, il part du général pour aboutir au particulier, et effectue le parcours inverse lorsqu’il s’inspire de la mémoire ou de chroniques.

La réalisation de Grilo est froide et rationnelle : il se laisse rarement aller à des envolées emphatiques ou poétiques, comme João Botelho ou Pedro Costa. Dans son cinéma, tout est contenu et glacé par la conscience de l’acte : l’émotion naît du constat d’un destin, du respect d’un geste, de la petitesse des désirs humains face au temps qui passe. C’est peut-être l’exil, au fond, qui intéresse Grilo. L’exil et la condamnation que chacun subit, prisonnier de l’espace et du temps auxquels il essaye d’échapper par la raison ou par la poésie. Le frisson vient de la conscience instinctive de cette captivité. C’est dans ce sens qu’il se dit « cinéaste documentariste » à la recherche de la vérité. Il se documente sans inventer, en prenant des éléments réels (souvenirs, photos, tableaux, chroniques de l’Histoire ou de la vie), afin de les isoler dans cette allégorie constante qu’est le cadrage.

A la fin, nous sommes tous, les personnages et nous-mêmes – l’André de A estrangeira, l’Augusto Henriques de la Fin du monde, l’Alfonso VI de La Part du roi, le Juliao de Les Yeux de l’Asie, Eugenio de Loin des yeux – prisonniers de ce monde et d’un modèle de communication qui nous pousse vers le néant, la solitude, l’oubli et la mort.

1. Le Cinéma portugais, « Cinéma/pluriel », Centre Pompidou/L’Equerre, Paris 1982.
2. Du catalogue de la 39e Mostra Internazionale d’Arte Cinematografico di Venezia, 1982.
3. Du press-book du film.
4. Du catalogue du 4e Festival International du Film de Locarno, 1996.
5. Du press-book du film.

Traduction : Giulio Minghini