Arrabal et son cinéma

Francisco Torres Monreal

Arrabal ne réalise son premier long métrage, Viva la muerte, qu’en 1971. Après cette expérience, et malgré un grand succès critique, le dramaturge promet de ne jamais revenir au septième art (« Le cinéma m’a volé un temps fou et m’a éloigné de ma vocation de dramaturge »). Heureusement, il n’a pas tenu sa promesse.

Comment comprendre sa conversion au cinéma ? Certains prétendent qu’elle provient d’une attirance précoce pour cet art, qui lui faisait manquer les cours et berner les caissiers des salles de Madrid afin de pouvoir contempler – sans payer – ses idoles à l’écran : Laurel et Hardy, les Marx brothers… Personnellement, je pense qu’elle exprime un désir de mettre en images de manière très précise, quelques éléments de son monde personnel.

Dans les années cinquante, Arrabal n’éprouve pas le besoin de s’exprimer à travers le cinéma. Il consigne les souvenirs de son enfance espagnole dans Baal Babilonia, roman achevé en 1958. Son style ingénu, dicté par la logique et la technique de l’absurde, se retrouve également dans ses pièces de l’époque… sous l’influence évidente de Beckett.

Après l’écriture de Baal Babilonia, sa mémoire s’intensifie jusqu’aux extrêmes limites de la perturbation paranoïaque. Les souvenirs, sans perdre leur innocence, passent de l’éveil au sommeil, se transformant en étranges et inquiétantes visions de cauchemars. Arrabal abandonne le théâtre pendant deux ans et se tourne vers le récit, pour tenter de façonner plus librement ses images obsessionnelles. Il produit trois oeuvres narratives de style surréaliste : El entierro de la sardina (1960), La piedra de la locura (1961) et Fiestas y ritos de la confusion (1963). Une suite infinie d’images insolites compose ces récits. Des images qui, même décrites de façon littéraire, offrent une qualité dramatique si évidente – dans le sens du spectaculaire – qu’elles donnent à penser que l’écriture des récits d’Arrabal est guidée par une technique particulière, comme directement adaptée des projections oniriques de l’auteur.

Il s’agit d’une écriture éminemment visuelle, émaillée de dialogues très brefs et spontanés. Je crois que cette parenthèse consacrée à la narration (entre 1959 et 1963) a été déterminante pour le nouveau tournant avant-gardiste de la dramaturgie d’Arrabal.

A partir de cette période, son retour au théâtre s’enrichit. En tête de l’avant-garde théâtrale, Arrabal explore de nouveaux chemins. Ses recherches plastiques, ses jeux phonétiques, son travail de plus en plus exigeant sur l’expression corporelle, l’utilisation de bruits et de voix étranges, les transformations multiples d’un même personnage, le mélange du sacré et du profane… c’est le Théâtre Panique.

(..) à la fin des années soixante, avec El jardin de las delicias et, plus particulièrement avec Y pusieron esposas a las flores, il se met à prendre en compte le monde extérieur et le contexte historique de manière plus explicite. Du psychodrame, il bifurque vers le psycho-sociodrame. Et c’est à ce moment-là qu’il vient au cinéma.

Le cinéma lui permet de repousser les limites contraignantes de l’espace scénique et de produire des images irréalisables au théâtre. Il lui permet également une plus grande liberté narrative (dans le jeu des séquences par exemple).

Face à un créateur qui, du monde littéraire passe au monde du cinéma, les doutes et les appréhensions peuvent être justifiées. Même dans le cas d’un auteur de théâtre. Il peut être habitué à faire passer toute l’action à travers les dialogues, et rendre le risque de ne pas suffisamment laisser parler les images. Mais Arrabal, dont le théâtre ne suit déjà pas la perspective traditionnelle, tente, à travers son cinéma, d’atteindre une expression extrêmement libre, suggestive, sans être trop dominée par le langage. Il considère que la parole nous impose une construction rationnelle pour expliquer le monde matériel et spirituel, mais qu’il s’agit là d’une construction imparfaite…

Chez Arrabal, artiste d’une extrême sensibilité, les rêves et l’exaltation de l’acte créateur donnent lieu à une vision du passé très intense. C’est cette vision qu’il cherche à montrer et à transmettre.

(…) Il semble que, lorsqu’il aborde le cinéma, ce n’est nullement pour le servir, mais au contraire pour se servir de lui, en le poussant aux limites des ses possibilités expressives et communicatives. Sa méconnaissance totale de la technique, au moment où il tourne son premier long métrage, constitue un atout, car il oblige les techniciens à trouver des solutions inhabituelles pour obtenir l’effet voulu.

Je ne suis pas d’accord avec ceux qui parlent de la poétique des films d’Arrabal en les rapprochant de ceux de Buñuel et de Dali (L’âge d’or, Un chien andalou), ou des créations inconscientes de Fellini. Arrabal revendique pour ses oeuvres le qualificatif de réalistes, même s’il nous prévient qu’il y parle de lui-même. De lui, ou des figures qui constituent sa propre histoire. Mais dans ses films, son histoire personnelle s’inscrit toujours dans l’Histoire.

Deux décennies nous séparent des premières expériences cinématographiques d’Arrabal. Deux décennies qui ont transformé nos habitudes de lecture de l’image. Sans doute le temps a-t-il rendu plus faible le choc que ces images osées ont pu exercer sur les spectateurs de l’époque. Malgré ce sentiment, continuons à être curieux afin de vérifier l’impact de son cinéma…

Je me souviens des déclarations qu’il faisait après son premier film, en 1970… Il exprimait son épuisement après le tournage, le montage, les problèmes avec la censure, la campagne de promotion… Le théâtre, en comparaison, lui semblait un oasis de détente. Il se demandait quelle carrière allaient connaître ses films, et qui ressusciterait les copies qui, quatre ans après leur sortie, devaient être détruites. à plusieurs occasions, il m’a rapporté sa conversation avec Pasolini à la terrasse d’un café à Rome. « On nous connaîtra par notre poésie, pas par notre cinéma » disait le cinéaste italien. Aujourd’hui, Arrabal, après avoir racheté aux enchères les copies de ses premiers films, est parvenu à les faire revivre. Heureusement. En Espagne, son cinéma est quasiment inconnu. J’aimerais ici affirmer son originalité, j’attends sa reconnaissance avec impatience. Il faut arracher à l’oubli une des filmographies les plus originales de notre siècle et un exemple de cinéma qui, tout comme son auteur, refuse de se plier aux règles du commerce et de la censure, et qui met – avec une grande poésie et une liberté d’expression – son propre moi à nu.