Un poète a la caméra

René Bjerke

Le 12 mars 1966, lors d’une interview avec Willy R. Kastborg dans Arbeiderbladet, Arne Skouen répond à la question classique : Que voulez-vous exprimer ? : « Si j’ai un sujet, il s’agit de la responsabilité des gens les uns envers les autres, ici et maintenant. Le ciel et l’enfer ne m’ont jamais intéressé, les voyages vers la lune non plus d’ailleurs. »

Dans cette citation se trouve la clé du monde cinématographique d’Arne Skouen. Il a toujours su ce qu’il voulait dire des gens et ce qu’il pensait d’eux, de leur place dans l’univers, de leurs responsabilités et de leurs devoirs. C’est la raison pour laquelle le moyen d’expression cinématographique lui va comme un gant. Il a vite compris qu’il ne s’agissait pas seulement d’une reproduction directe, indifférente et désordonnée, mais de l’organisation de composants constituant un langage, le langage cinématographique. Pour moi, l’art cinématographique d’Arne Skouen est un réalisme poético-social. Une expression poétique qui ne plane jamais plus haut que son message pour que le contact avec la réalité ne se rompe pas, car la forme seule n’est jamais décisive. Skouen s’est approprié très vite l’expression cinématographique. Grâce à son réalisme, le cinéma a élargi sa sphère d’expression, dévoilé de nouveaux aspects de sa vision du réel. A travers son oeuvre, il a su peindre une grande fresque de la Norvège ; comment est le pays, comment on y vit, pense et sent. Skouen a utilisé le cinéma comme un enregistreur, nous permettant de voir aujourd’hui de quoi la Norvège avait l’air de 1949 à 1969, et de revivre des événements qui appartiennent désormais à l’histoire.

Dans les années précédant la guerre, il voit au « Casino » d’Oslo quelques films français (Marcel Carné, Jean Renoir, Julien Duvivier), et comprend qu’un film peut vraiment être un moyen d’expression artistique, autant que peut l’être une pièce de théâtre ou un roman. En Norvège, on considérait en général ce « nouveau » genre artistique (qui avait déjà plus de quarante ans d’existence) comme un divertissement pour fêtes foraines.

Pendant la guerre, alors qu’il se trouve en Suède – pays neutre – on lui commande des scénarios de courts et de longs métrages sur l’effort de guerre norvégien. Il assiste également à quelques tournages de documentaires. Il commence en Angleterre un film de commande sur la guerre en Norvège, un projet qui devait rectifier l’image glorifiée par Hollywood des efforts de guerre en Norvège. Ce travail est interrompu lorsqu’il est envoyé à New York. Pendant son séjour là-bas, il visionne le même film quarante fois. C’est Le jour se lève de Marcel Carné (1939), à peu près le seul film étranger visible dans un cinéma de quartier. Il « apprend » le film par coeur et comprend qu’un récit cinématographique a ses lois rythmiques précises.

Cette école de cinéma « inconsciente » s’est avérée la bonne, car lorsque Skouen réalise enfin son premier film en 1949, Les Voyous, il tourne des images poétiques en s’appuyant sur un scénario solide.

En 1969, Skouen déclare que An-Magritt constitue son adieu au cinéma. Il est donc plus facile de voir son activité d’auteur cinématographique comme une oeuvre totale, comme un long film achevé. Chaque film d’Arne Skouen représente une séquence individuelle dans le grand film, que je voudrais appeler le grand film sur la Norvège. Skouen a dit qu’un artiste peint toute sa vie le même tableau. Tous ses films sont des variations sur le même thème.

Quoi de plus naturel pour lui que de commencer son grand film avec l’enfance – la base, la présentation du conflit, la quintessence de sa philosophie? C’est un thème qu’il approfondira jusqu’à à la fin de sa carrière cinématographique, notamment avec la trilogie sur les enfants atteints de troubles psychiques.

Dans Les Voyous (Gategutter, 1949), nous sommes confrontés à ceux qui allaient devenir les constructeurs de la société, les résistants, les chasseurs solitaires, les exploiteurs, les sociaux-démocrates. Karsten, le garçon qui se trouve au centre du récit, se rend vite compte que la rue n’est pas un endroit où l’on reste ; qu’il faut s’en éloigner pour devenir un homme respectable. En lui est enfoui le rêve de nous tous.

Le film suggère que bien que l’appartenance sociale et la solidarité soient importantes, l’individu doit avoit sa place pour construire une nouvelle société.

Le cinéma de Skouen est nouveau dans sa forme. On peut situer Les Voyous entre le néo-réalisme italien d’après guerre (Rossellini, De Sica, Fellini) et le film de divertissement américain. Le conflit est présenté au cours des cinq premières minutes du film, et nous sommes tenus en suspens dès le premier plan. Une rue typique des quartiers pauvres d’Oslo apparaît sur l’écran entier avec une grande profondeur de champ. Au premier plan, un éboueur. Derrière lui, quelques garçons qui courent sur le trottoir. Nous sentons que quelque chose se trame. La musique, composée par Gunnar Sønstevold annonce déjà la montée de la tension.

Dès son premier film, Skouen montre qu’il est un réalisateur physique. Les personnages jouent contre un fond concret et physique, celui qu’ils combattent. Il n’obtient pas seulement un effet de distance/intimité. En tournant en extérieur, en utilisant des plans d’ensemble, dans lesquels se passe quelque chose au premier comme à l’arrière-plan, il réunit le gros plan (l’analyse) et le plan d’ensemble (la perspective) en une et même composition.

Arne Skouen est un cas unique dans le cinéma norvégien pour deux raisons : il fait de la poésie avec sa caméra. Il est vraiment, selon la définition française du mot un « auteur ». Il utilise la caméra comme un stylo, et devient écrivain. Pour son deuxième film, Atterrissage forcé (Nødlanding, 1952), sur l’occupation de la Norvège, il écrit directement pour le cinéma. Tous ses films – sauf deux – sont basés sur ses propres oeuvres.

Dans Les Voyous, Skouen avait reconstitué une part de son enfance en ville. Dans Atterrissage forcé, il s’intéresse au paysage et entame une odyssée à travers le pays. Il commence dans les douces collines de Vestfold et finit 17 ans plus tard à Rørosvidda.

Avec Le Cirque Fandango (Cirkus Fandango, 1953), il part sur les routes. Mais le film est tout autant un voyage intérieur ; le cirque avec ses démontages, ses départs permanents et sa troupe d’artistes ne représente qu’un symbole rythmique de l’action réelle et son évolution.

Au centre de l’action, un clown vieillissant qui n’est plus aussi drôle sur la piste. Sa vie cache une tragédie profonde ; il n’a jamais trouvé quelqu’un avec qui partager son grand secret, un numéro de Houdini. Au début du film, le clown observe l’amour qui naît entre deux jeunes artistes du cirque, et tient à mener cette relation à bon port. Il veut que le jeune couple comprenne qu’il doit « se réchauffer le coeur » et être fidèle en amour. Sinon, il se retrouvera dans le froid, là où il se trouve lui-même.

A l’époque où Arne Skouen réalise Le Cirque Fandango en Norvège, au sud de l’Europe, Federico Fellini réalise La Strada (1954). Ces deux films ont certains points communs. Ils sont tous les deux situés dans un milieu artistique, le sujet et l’action sentimentale sont les mêmes : la lutte pour passer du froid à la chaleur, là où la vie humaine vaut la peine d’être vécue. Et ce ne sont pas seulement les manigances de l’entourage, mais aussi les clôtures psychologiques d’un individu qui rendent le voyage si « impossible ». Une même douleur imprègne les deux films. Alors que le message de Skouen est défini (« réchauffez-vous le coeur »), celui de Fellini l’est moins, les gens et leur comportement l’étonnent plus. Skouen connaît la place qu’ils ont dans la société. Fellini n’a pas de telles certitudes. Ces deux films sont complémentaires : Skouen sait comment nous pouvons « y arriver », Fellini sait pourquoi nous n’y arriverons jamais.

Continuité est un mot clé chez Skouen. Pendant le tournage du Cirque Fandango, il a l’idée de La Flamme (Det brenner i natt, 1954), et sitôt après avoir obtenu l’accord sans réserves de Claes Gill pour jouer le rôle principal, Skouen commence l’écriture de son prochain drame cinématographique.

De tous les comédiens norvégiens, Claes Gill, selon Skouen, était le seul à pouvoir interpréter cet homme tellement privé de chaleur humaine qu’il est obligé de mettre le feu chez des autres.

Les images qui dans « Fandango » étaient fortes et expressives, gagnent encore plus d’efficacité dans La Flamme. Ici aussi, il utilise l’environnement pour souligner la tragédie, c’est à dire la ville froide qui entoure Tim, le journaliste talentueux, « dégradé » au rang de correcteur. Par conséquent les effets lumières/ombres prennent une place spéciale. Ils nous guident au fond du conflit, en même temps qu’ils font appel à notre imagination.

Neuf vies (Ni liv, 1957) est un film à la fois concret et abstrait. Le caractère physique du film se transforme en une métaphore lucide. Même si l’action du film est située au temps de l’occupation, elle n’est qu’un point de départ à l’action réelle et au sujet définitif. La lutte pour les valeurs humaines est aussi une lutte pour la survie.

Neuf vies est en réalité un film muet. Il est tellement visuel qu’il pousse les sentiments en avant et caractérise la lutte du protagoniste contre les forces de la nature. Le film tient sa forme physique typique du fait que toute l’équipe du film ait dû suivre la même route que Baalsrud, fuyant les Allemands pendant la guerre (et celle du réalisateur, à la recherche du rythme de Baalsrud). Il prend une forme documentaire. C’est autant la description du parcours de l’équipe, qu’une reconstitution de l’itinéraire de Jan Baalsrud.

Plus tard, à mesure que Baalsrud avance dans les montagnes, les Allemands sont de plus en plus relégués à l’arrière-plan. Au tiers du film, nous ne voyons même plus l’ennemi. La nature menaçante dans laquelle les Allemands l’avaient poussés devient, paradoxalement, leur salut.

Skouen dit souvent qu’il voit mieux qu’il n’entend. La plupart de ses films s’inspirent de quelque chose qu’il a vu. Paradoxalement, le seul de ses films qui commence par un son est le plus visuel de tous, une expérience formelle : Piste froide (Kalde spor, 1962). Le son en question est typiquement norvégien : c’est le bruit de skis et de bâtons sur la neige durcie du printemps.

Malgré ses « norvégitudes », Piste froide est un film de portée internationale.

Dans son panorama sur la guerre en Norvège (Atterrissage forcé, Neuf vies, Encerclé) il y avait un type, un élément dont il n’avait pas encore parlé : le traître, le sceptique, celui qui n’était pas entièrement engagé et disposé à lutter pour sa survie.

Il est normal que Skouen situe ce drame dans les montagnes hivernales. Primo à cause de sa fidélité au rythme global : la guerre de la mer jusqu’à la montagne. Secundo, sa fidélité à un thème qui revient toujours : le passage du froid vers la chaleur. Situer le drame dans le désert glacial des hautes montagnes était une excellente manière d’illustrer ce passage vers la chaleur et la compréhension. Tertio : sa volonté de retourner chercher la cause, de creuser dans un passé qui ronge le présent. N’est-ce pas typiquement norvégien, il en a des exemples dans notre littérature jusqu’à Ibsen. Peer Gynt est également retourné au pays et en haute montagne après 12 ans d’exil et de fuite de lui-même, tout comme Oddmund, le personnage principal, de Piste froide. Il a fallu dix films avant Piste froide, presque un par an, pour que Skouen trouve la confiance necéssaire pour réaliser cette expérience formelle.

L’intrépidité formelle de Skouen dans Piste froide l’a libéré artistiquement, et lui a permis de réaliser trois films sur un sujet qui lui tenait très à coeur depuis 1954 : les enfants handicapés mentaux et leurs conditions de vie en Norvège. Ce sujet, déjà abordé dans Les Voyous, et lentement développé à travers tous ses films, trouve son apogée dans la trilogie Au sujet de Tilla (Om Tilla, 1963), Les Sentinelles (Vaktpostene, 1965) et Le Voyage à la mer (Reisen till havet, 1966).

Au centre, il y a Les Sentinelles, qui accuse et révèle un système institutionnel indigne. Autour, il décrit deux voies possibles (parmi d’autres) pour sortir des ténèbres, du traitement et de l’institution. A gauche, Au sujet de Tilla – une approche professionnelle de la psychologie de l’enfant (hommage à un pionnier dans ce domaine en Norvège : Nic Waal). A droite, Le Voyage à la mer, le bon sens du profane au contact de gens différents.

Avec ces trois films, Skouen a contribué éclaircir la situation pour quelques uns, et à ouvrir nos yeux sur des aspects inconnus de la société de bien-être norvégienne.

Avec son dix-septième film, An-Magritt, Skouen conclut son oeuvre : le long film qui a débuté dans la ville prend fin après un long voyage dans des paysages lumineux et se termine sur d’immenses étendues nues. Comme Karsten dans Les Voyous, An-Magritt se bat pour sa place, pour être reconnue. Dans son cas, car c’était important à cette époque (XVIIe siècle), il s’agissait de sa faire inscrire dans le registre paroissien. Skouen dresse le portrait cinématographique d’une femme qui comprend qu’elle ne peut compter que sur elle-même pour survivre. C’est ce qui est souligné dans la scène finale : elle ne suit pas l’homme qu’elle aime, mais part seule avec son boeuf. Seule dans le tourbillon de neige, dans la plaine, comme une petite tache sur fond blanc, entourée de tout ce qu’on appelle la Norvège, mais avec une volonté ardente : je vais m’en sortir, et… je vais retourner là où sont les gens.

La contribution d’Arne Skouen à l’histoire cinématographique norvégienne est unique. Il s’est battu pour que l’on respecte le cinéma comme un art indépendant. C’est ainsi qu’il a donné aux gens du cinéma norvégien quelque chose dont ils avaient vraiment besoin : une tradition.

Traduction : Godfried Talboom