Robert Wise

Christian Viviani

Et si, en fin de compte, le compliment que l’on adresse le plus volontiers à Robert Wise (« un bon technicien ») était en fait la pire chose que l’on puisse dire à son sujet ? Car, en qualifiant ainsi cet ancien et brillant monteur qui n’a jamais oublié ses années de formation, on ignore délibérément au service de quoi il met sa technique irréprochable. On affecte de s’étonner que le même homme ait pu réaliser un drame de la boxe, court, sobre et intense, comme Nous avons gagné ce soir et un musical long, somptueux et sentimental comme La Mélodie du bonheur. Dans ce cas, pourquoi ne pas s’étonner que Francis Ford Coppola ait pu à la fois réaliser le modeste et touchant Les Gens de la pluie et l’extravagant et torrentiel Apocalypse Now ! ? Quand admettra-t-on qu’un cinéaste américain se met au service d’un projet et non de lui-même et que l’expression de la part la plus intime du créateur, il faut la chercher en sus et non avant toute chose ?

Ceci étant posé, on sera peut-être moins étonné de constater que La Maison du diable et Audrey Rose (ce dernier sera l’une des dernière réalisations du cinéaste) renouent assez naturellement avec la démarche qui faisait tout le prix de La Malédiction des hommes-chats (co-réalisé avec Gunther von Fritsch), débuts de Wise dans la réalisation, sous la houlette du célèbre producteur Val Lewton : le fantastique qui n’en est peut-être pas, l’imaginaire féminin et enfantin qui engendrent à la fois l’horreur et son antidote, la précarité de l’explication rationnelle. Par delà les années qui les séparent, ces trois films tissent un réseau solide et subtil de références qui devraient une fois pour toutes nous empêcher de confondre la conviction stylistique de Wise avec une certitude philosophique. La technique, solide et rigoureuse, sert de révélateur au doute. Victoire douteuse dans Nous avons gagné ce soir, combat douteux d’où le vainqueur sort aussi meurtri que le vaincu dans Ciel rouge, manoeuvres douteuses pour obtenir un poste de dirigeant dans La Tour des ambitieux, culpabilité douteuse de l’héroïne condamnée à mort dans Je veux vivre, hold-up audacieux qui foire lamentablement à cause du racisme de l’un des malfrats dans Le Coup de l’escalier, colonialisme douteux dans La Canonnière du Yang-Tsé, réussite douteuse d’une vedette de music-hall mythique dans Star !, progrès douteux de la science et de la technologie dans Le Mystère Andromède.

Ce doute, Wise l’introduit à l’intérieur même de sa conception du cinéma de genre. Ainsi, Le Récupérateur de cadavres est un film fantastique qui radicalise encore la démarche insolite de La Malédiction des hommes-chats : le fantastique est banni de son contenu et seule la forme, stylisée et expressionniste, relie le film au genre. Ciel rouge est un western qui n’est guère éloigné du film noir. Le Jour où la terre s’arrêta inverse ironiquement le postulat de base de toute la science fiction américaine de l’époque : l’envahisseur y est un être de paix avant que le film devienne une troublante parabole sur la volonté colonisatrice. West Side Story alla aussi loin qu’il était possible dans l’inclusion d’éléments étrangers au musical, stylistiques, idéologiques et iconographiques, tout en réussissant remarquablement le processus de fusion d’éléments dramatiques disparates (drame, parole, musique, danse, pictorialisme) qui est depuis l’origine la chimère poursuivie par le genre entier. Sous les dehors sucrés qui lui furent reprochés, La Mélodie du bonheur réussissait, au même titre que, quelques années plus tard, le sulfureux Cabaret de Bob Fosse, à introduire dans le musical une dimension historique. L’Odyssée du Hinderburg est un paradoxal film catastrophe historique dont l’issue est connue d’emblée (Wise commence le film par les authentiques images documentaires de l’événement) et surtout dont le climax se réduit à quelques secondes.

Ces quelques secondes, où Wise brasse la matière brute qui lui est fournie par un film d’actualité d’époque (virages, agrandissements, recadrages, ralentis), ce fascinant triturage d’un matériel existant anticipait largement sur ce que fera Oliver Stone quelques années plus tard dans JFK, de même qu’il anticipait sur le Titanic de James Cameron en relevant la gageure d’un film catastrophe dont l’issue était connue de tous. Il nous confirme également, bien entendu, que le cinéaste a développé son style à partir de l’art du montage, art manipulatoire s’il en fut que Wise maniait en virtuose. Après tout c’est Welles en personne qui le demanda pour Citizen Kane et pour La Splendeur des Ambersons : à ce propos, on ne sera jamais assez élogieux sur la dignité et la finesse du travail de Wise sur ce dernier film auquel il sut, par son art, préserver son appartenance wellesienne, alors que Welles avait été chassé de l’entreprise par la RKO.

Dans une filmographie passionnante dans laquelle Nous avons gagné ce soir, La Tour des ambitieux, Le Coup de l’escalier et West Side Story font figure de classiques, les perles abondent et ne demandent qu’à être découvertes. Ainsi Secrets de femmes, beau mélodrame féminin à la structure narrative complexe ; La Maison sur la colline, étrange métissage du film noir sur lequel plane l’ombre de la déportation ; Le Mystère Andromède, remarquable film de science fiction au suspense sans faille, qui refuse toutes les facilités sentimentales ; et enfin Star !, biographie musicale dont l’échec colossal fut au diapason de son budget et qui possède un charme, une chaleur et une précision historique rares. Tous ces films qui oscillent entre une forme tantôt sèche tantôt fluide, mettent en évidence la souplesse d’un style qui se met au service de son sujet. Wise est à la fois dans le « staccato » impitoyable de La Tour des ambitieux (refus de toute note de musique) et dans l’intime entremêlement de la vie publique et de la vie personnelle de Star ! (fausses actualités mêlées à une époque historique minutieusement reconstituée), dans la concision inéluctable de Nous avons gagné ce soir et du Coup de l’escalier (couperet du montage cut, avant qu’il ne devienne la norme) et dans le ressassement mélancolique de La Canonnière du Yang-Tsé.

Au fil d’une carrière longue et fructueuse, Robert Wise nous a donné l’exemple du cinéaste américain dans ce qu’il a de meilleur. Il passe progressivement de la technique aux petits budgets, des petits budgets aux budgets moyens, des budgets moyens aux gros budgets, des gros budgets aux superproductions. Il touche à tous les genres, apportant à chaque entreprise, et sans état d’âme, un métier sans faille. Enfin, et le détail mérite d’être remarqué, tous ses films, si différents les uns des autres qu’ils puissent paraître, défendent tous une même conception humaniste, un même point de vue sincèrement et honnêtement démocrate. Robert Wise nous rappelle à point nommé que les artisans (au sens le plus noble que l’on puisse donner à ce terme) du cinéma américain possédaient l’intégrité, l’humilité et la grandeur des bâtisseurs de cathédrales.