Micheline Presle ou l’art de la fugue

Noël Herpe

Ce qu’on admire d’abord dans la filmographie de Micheline Presle, c’est sa constance à incarner de grandes figures de l’inconscient collectif, à assumer à elle seule des mutations décisives de la condition féminine… Dès 1939, et le Paradis perdu de Gance, elle cristallisait tous les fantasmes enfouis de jeunes filles en fleurs et d’innocence impossible : tout le film se construisait autour de son passage d’une génération à l’autre, depuis son émancipation d’amoureuse d’avant 1914 (devenue femme par la grâce des premières robes sans corset) jusqu’à sa revendication, à la veille d’un second conflit, de pouvoir vivre encore un instant de bonheur… Et le considérable succès du film devait l’installer, tout au long de l’Occupation, dans le même personnage de jeune femme positive, affirmant sa liberté et sa fantaisie à l’heure même où ces valeurs étaient les plus contrariées : Marcel L’Herbier fut alors pour elle un Pygmalion aussi bienveillant que Decoin le fut pour Darrieux, lui permettant de faire aimer « ce que jamais on ne verra deux fois » au gré de comédies qui court-circuitaient les rigueurs du moment ; d’Histoire de rire en Comédie du bonheur ou en Nuit fantastique, Micheline Presle ranimait sur l’écran un paradis miraculeusement retrouvé, une volonté d’être heureux malgré tout entre partenaires et amis qui avaient nom Louis Jourdan, Fernand Gravey, André Luguet… Mais le rôle-phare de cette période, c’est bien sûr Félicie Nanteuil, où le détour par le théâtre de la Belle Epoque devient un ultime moyen de suspendre le temps ; dans sa « conversation » avec Serge Toubiana intitulée L’Arrière-mémoire, la comédienne (pourtant peu encline à la nostalgie) se laisse aller à un touchant aveu de tendresse pour le film de Marc Allégret : « Félicie Nanteuil est un peu comme un souvenir d’enfance : le souvenir d’un goûter où l’on a partagé une tartine de confiture avec une petite copine ou un petit copain, un instant de bonheur.. Oui, c’est encore comme un souvenir d’enfance. C’est à part, un moment ou une tendresse à part. Félicie Nanteuil est le souvenir d’enfance de mon cinéma. »

L’âge adulte, il viendra bientôt sous la direction de Becker, de Christian-Jaque, d’Autant-Lara… Le premier amènera Micheline Presle à se libérer des fantômes de naguère et des idéalismes morbides, dans un Falbalas qui semble reproduire à l’envers la trame perverse de Paradis perdu (la femme-mannequin que l’homme prétend réduire au rôle d’une jolie poupée malléable), mais pour mieux rayer le miroir, annuler les rêves de toute-puissance masculine, faire exister enfin la femme au-delà d’une imagerie pétrifiante. Le second consacrera l’épanouissement sensuel de l’actrice, en lui offrant le superbe contre-emploi de Boule de Suif : dans un rôle programmé pour Viviane Romance, l’ex-adolescente rêveuse prend un malin plaisir à prendre du poids, de l’abattage et de l’insolence – et à faire d’une prostituée normande la figure de proue d’une Résistance légèrement retouchée… Mais c’est surtout le troisième, avec Le Diable au corps, qui parachèvera la mythologie d’une libération féminine où se reflète la France libérée tout entière : là encore, Micheline Presle réincarne la figure fantomatique de Paradis perdu (celle d’une jeune femme qui meurt en couches pendant la guerre de 1914), et cette fois pour assumer jusqu’au bout les excès de l’amour fou contre les devoirs d’une morale morte. Dès lors, il est presque évident que Grémillon lui demande d’être le médecin de L’Amour d’une femme : face à une Gaby Morlay qui continue de supporter vaillamment son féminisme héroïque et solitaire de l’avant-guerre, Micheline Presle se fait le témoin de toutes les demi-mesures de la IVe République – qui accorde aux femmes le droit au vote et au travail, à condition de les maintenir sous la loi de l’esprit de sacrifice… Plus qu’aucune autre actrice, elle se sera identifiée à un passage, à ce moment instable de l’Histoire où la femme n’est plus tout à fait une enfant mais n’a pas encore trouvé sa place parmi les hommes.

C’est peut-être cet état indécis qui prête à toutes les prestations de Micheline Presle un je ne sais quoi de rêveur, un arrière-goût d’ailleurs et de lointain : aussi volontaires que soient ses personnages, aussi franchement dessinés que soient les traits de son visage, elle conserve toujours dans le regard, dans la moue, dans la douceur de la voix, une sorte de principe de fuite qui finit par la rendre insaisissable. C’est particulièrement frappant dans Falbalas, où l’obsession possessive de Raymond Rouleau ne fait que rehausser autour d’elle un halo d’évanescence et d’absence – comme si elle s’évanouissait dans l’ombre à mesure que le manipulateur-voyeur s’efforce de la définir… En la revoyant dans chacun de ces rôles où elle épouse si énergiquement les causes de son temps, on a pourtant l’impression qu’elle reste étrangement intemporelle, à la fois en avance de vingt ans (par le naturel d’un jeu dépouillé de tout effet) et restée sous le charme de son propre reflet, dans le rétroviseur de Paradis perdu : en elle, la femme à divers âges de la vie ne cesse pas de voisiner avec une jeune fille qui n’a pas renoncé à caresser ses chimères… De sorte que toute sa carrière semble se déployer à reculons, un peu comme dans cette fable sartrienne des Jeux sont faits où la volonté de tout recommencer à zéro ne parvient pas à la libérer, in extremis, de sa vocation anachronique. Et à l’inverse, c’est cette apesanteur intempestive qui lui permettra tout aussi naturellement de revenir à la case départ, avec le Frot-Coutaz de Beau temps mais orageux en fin de journée… En jouant ce personnage d’institutrice à la retraite, de future belle-mère de sa propre fille (Tonie Marshall) mais surtout de femme restée en enfance, Micheline Presle en arrive à exprimer la quintessence de son singulier rapport au temps : pendant que chacun autour d’elle vaque à ses petites affaires et à ses préoccupations immédiates, elle se maintient plus que jamais en-deça, dans un présent suspendu où elle se dérobe aux contingences du quotidien et cherche obstinément à ressaisir un secret perdu. « La vie s’empare de vous, emporte votre corps et accomplit votre histoire jusqu’au bout, confie-t-elle à la petite amie de son fils… Et pourtant rien n’est réel. Cela me laisse comme si j’étais un nuage qui se dissipe – et j’attends. Et ce que j’attends ne viendra jamais. »

D’un film à l’autre, la comédienne ne cesse ainsi d’aller et de venir entre la présence et l’absence, entre les exigences d’une femme moderne et des réminiscences à la Nerval ou à la Francis Jammes – sans qu’on arrive jamais à lui imposer un arrêt sur image, à la fixer dans un « emploi » quelconque, à l’associer à une période donnée… On a plutôt le sentiment que chacun de ses rôles intervient comme une nouvelle vie, un avatar inédit, un moyen d’échapper à soi-même et de conjurer le déploiement linéaire de sa propre histoire. Et cette pratique plus ou moins consciente de la fuite se conjugue à tous les modes de son travail : l’exemple le plus manifeste en est son départ aux États-Unis à la fin des années 40, lorsqu’elle sacrifie par amour les brillantes promesses de sa carrière française et se soumet à une discipline masochiste dont elle aura bien du mal à revenir. Entre-temps, il y aura eu quelques projets qui laissent songeur : Lettres d’une inconnue sous la direction de Max Ophuls ; L’Affaire Ciceron que réalisera Mankiewicz ; Le Rouge et le noir aux côtés de Marlon Brando… Autant de fantasmes évanouis (comme celui de tourner avec Renoir, avec Truffaut), et qui ne laissent cependant subsister aucun regret – puisque toute la trajectoire de Micheline Presle se présente comme un mouvement qui refuse de s’appesantir, qui récuse la nostalgie, qu’on voudrait identifier mais qui n’est déjà plus là. En cela, elle est bel et bien la représentante d’une époque intermédiaire, d’une adolescence indéfiniment prolongée de la femme française, et d’une manière discrètement décalée de rendre au présent les nuances désuètes du grand répertoire (dans la tradition de Jeanne Samary ou de Gaby Morlay, dont la jeune élève de Raymond Rouleau reprenait à ses débuts les rôles écrits par Bernstein…). Surtout, elle aura été l’une des ultimes et des plus parfaites incarnations de la comédienne, dans toute la plénitude classique du terme : quelqu’un qui s’expose et qui reste invisible, qui se laisse traverser par un texte et qui éternellement – comme il est écrit aux dernières lignes des Jeunes filles – sourit à d’autres choses.