Michele Placido

Massimo Causo

Peut-être est-ce son caractère ou plus simplement l’intensité de sa présence. En tout cas, il y a quelque chose qui donne à Michele Placido cette humanité particulière que confère essentiellement la vérité des passions, comme un flux d’émotions et d’idées, qui, à chaque fois, a le pouvoir de transformer la réalité. Un acteur-auteur comme Michele Placido joue exactement, dans le cinéma italien, le rôle suivant : son visage et son regard expriment le caractère et l’évolution d’une certaine conscience italienne de ces vingt dernières années. On peut y lire les transformations du paysage, non tant social qu’humain, de ce pays, transformations dues à la dissolution progressive des valeurs de l’après-guerre sous l’action corrosive des petits et grands maux de la société. Le cinéma de Michele Placido se situe dans le lieu même où une résistance héroïque des valeurs (anciennes, dans la mesure où elles sont enracinées dans les raisons de l’humanité), se mêle à une destitution dynamique de la conscience. Riche d’un lyrisme passionné, son cinéma parle d’idéaux avec la même intensité et les mêmes mots qui servent à décrire l’amour ; il puise dans la réalité sociale qui lui sert de prétexte à décrire l’humanité dans ses évolutions existentielles et historiques.

Il ne faudrait pas croire que le travail de Placido appartienne au cadre habituel du cinéma italien. A l’époque des débuts de Placido comme réalisateur (1989, Pummarò), on produisait surtout un cinéma engagé civil, qui cherchait avant tout à donner une image critique de la réalité et à exprimer des jugement moraux. Aujourd’hui encore, un film remarquable comme Del perduto amore (à propos de l’amour perdu) provoque le silence embarrassé de ceux qui n’en comprennent ni la morale ni l’idéal (ou peut-être les comprennent-ils trop bien…), préférant des oeuvres et des auteurs aux poétiques plus universellement déchiffrables. Même s’il est impossible d’assimiler ses oeuvres, d’un point de vue historique, à cette clé de voûte du cinéma italien moderne qu’est le néo-réalisme, le Placido réalisateur semble pourtant y adhérer par certains aspects. Suspendu entre la nécessité de saisir le temps historique dans lequel sa machine-cinéma se meut et la fierté de maîtriser intégralement cette même machine, son cinéma doit toujours affronter l’immensité d’une réalité reproduite et contrôlée par les instruments de la fiction.

Quand on pense au cinéma de Placido (les dernières productions en particulier), on ne peut pas s’empêcher d’évoquer Sergio Leone. Ils ont tous deux en commun cette nécessité parfois désespérée mais toujours urgente de « faire du cinéma », de travailler sur l’imaginaire : plateaux de tournage, époques et personnages revisités avec les instruments de la conscience, sont autant de moyens d’atteindre les dimensions de l’epos. L’effort perpétuel pour ajouter un sens épique au drame de ses personnages est la trame sous-jacente du travail de Placido : ainsi, le voyage et la recherche de Pummarò ; le destin, l’inceste et le parricide de Le amiche del cuore (Les Amies de coeur) ; la polis, l’honnêteté, le pater familias de Un eroe borghese (Un héros bourgeois) jusqu’à la sublimation de tous ces éléments dans le délire lucide d’une sainteté laïque saisie dans le sacrifice de la protagoniste de Del perduto amore.

Le cinéma du Placido réalisateur prend sa source dans une urgence de construire des images, d’inventer un regard personnel sur la réalité. C’est en somme une forme de réaction du Placido acteur face à cette sorte de sublimation héroïque qu’a provoqué l’extraordinaire succès télévisuel de La piovra (La Pieuvre). Véritable événement national, la série de la Rai a pratiquement sanctifié, pendant quatre ans, l’image de Placido dans l’icône du commissaire anti-mafia Cattani. Son personnage est devenu un véritable symbole civil pour une société qui, en ces années-là (nous sommes au milieu des années quatre-vingt) a profondément besoin de symboles. Il s’agit en fait d’une urgence de cinéma, qui a donné naissance au Placido réalisateur qui répond au besoin d’échapper à l’enfermement dans son corps d’acteur, par un imaginaire social qui lisait dans son visage les stigmates du héros civil (« La décision de débuter dans la réalisation est née d’un moment de lassitude envers le Placido acteur »). Il devenait nécessaire de se retrouver au-delà de l’icône héroïco-sociale qui lui collait à la peau après ce genre de succès qui est, pour un acteur, à la fois une grande opportunité et une croix lourde à porter : de 1984 à 1989, le commissaire Cattani, champion anti-mafia de La piovra, se substitue littéralement à l’image de Placido jusqu’au moment où « la vedette » elle-même décida, en dépit de nombreuses polémiques, de mettre un point final aux aventures de son policier héroïque. Il fait tuer son personnage par la mafia au cours d’un épisode historique : l’icône-Cattani dépose le sacrifice de Placido sur l’autel de l’imaginaire national.

On peut facilement distinguer les différentes phases du « personnage » Michele Placido : dans les années 70, il incarne une figure d’homme sans qualités dans une série de films qui, à différents niveaux, l’utilisent comme un objet passif plongé au coeur de l’obscurantisme bourgeois (on pense aux oeuvres qui vont de Marcia trionfale (La Marche triomphale) et Salto nel vuoto (Saut dans le vide) de Marco Bellocchio à Ernesto de Salvatore Samperi jusqu’au Prato (Le Pré) des frères Taviani). Dans les années quatre-vingt, il interprète des rôles qui finissent par le désigner comme « corps civil » (de l’ouvrier extrémiste des Tre fratelli (Trois frères) de Francesco Rosi au Commissaire Cattani de La piovra déjà cité, jusqu’à l’éducateur de Mery per sempre (Mery pour toujours) de Marco Risi). Il interprète aussi des caractères qui se situent nettement hors de la conscience civile, qui mettent en relief la part d’ombre du réel, celle qui salit la vie (on se souvient de l’acharnement avec lequel l’acteur a parfois choisi des personnages sordides comme le maquereau de Quattro bravi ragazzi (Quatre gentils garçons) de Claudio Camarca, ou le plus nuancé et diabolique Sante Carella, prisonnier en fuite de Poliziotti (Les Policiers) de Giulio Base ; on pourrait évoquer aussi Mario Aloia de Pizza Connection de Damiano Damiani). De là à l’identification radicale aux lieux et aux espaces d’un cinéma plus ouvertement engagé dont Placido devient protagoniste dans les années quatre-vingt-dix, la distance est courte : ainsi, l’extraordinaire rôle de Padre e figlio (Père et fils) de Pasquale Pozzessere, dans lequel l’acteur incarne un ouvrier au passé syndical héroïque, se confrontant, avec une sévérité bienveillante de patriarche, à la vacuité de son jeune fils ; et enfin l’apparition fondamentale de Lamerica de Gianni Amelio, où Placido interprète l’industriel magouilleur qui envisage d’ouvrir une usine de chaussures fantôme dans une Albanie désespérée.

La figure de Michele Placido épouse le climat historique et social à un niveau directement critique, et ce bien avant de pénétrer dans l’imaginaire du public italien. De son énergie dérive sa capacité à définir avec une spontanéité explicitement émotive l’espace idéal – on pourrait dire presque moral – de la réalité italienne. Les choses seraient plus faciles si cet acteur-réalisateur se bornait à dépeindre « de façon réaliste » les décors dans lesquels il évolue, mais pour Placido, la question reste la même : son visage est son cinéma, sa présence rappelle d’emblée le lien indissoluble de l’oeuvre aux raisons intimes, concrètes qui l’ont engendré. Ce lien a vraiment quelque chose de sacrificiel en raison de l’engagement total et radical de son image d’acteur-auteur qui, à chaque fois, en est la caractéristique.

D’ailleurs, cette notion du sacrifice, de perte de soi, de la pratique extrêmement prodigue moins de son corps que de son image (Placido n’est certainement pas un acteur voué à la « méthode » et aux mutations radicales ; au contraire il demeure chaque fois l’image de lui-même et de cette image-là, il joue impérieusement), est donc l’essence la plus authentique du personnage Placido. Son cinéma, en tant que cinéma d’acteur-auteur, est un cinéma véritablement sacrifié, c’est-à-dire rendu sacré à lui-même au nom d’un héroïsme civil lucide et toujours conscient, d’une sainteté laïque qui persiste dans le silence ambiant. Ce sacrifice, il le pratique et le subit soit en tant qu’acteur, soit en tant qu’auteur. Placido cherche constamment les raisons morales d’un cinéma pour l’homme. Dans ses films, il n’oublie jamais la conscience nécessaire d’un chemin de rédemption éthique qui passe à travers des personnages – interprétés ou narrés – dont le salut est la conquête d’une confrontation douloureuse mais indispensable avec le vide environnant. Dans Pummarò, il raconte le « chemin de l’espérance » (la référence au film de Pietro Germi est de Placido lui-même) d’un extra-communautaire du Ghana qui traverse l’Italie à la recherche du frère disparu ; dans Le amiche del cuore il reconstruit une tendre et terrible histoire d’inceste entre un père et sa jeune fille dans la banlieue de Rome ; dans Une eroe borghese il relate le meurtre de l’avocat Ambrosoli, impliqué dans les affaires du médiateur Sindona ; pour finir, dans Del perduto amore, il décrit la via crucis personnelle et politique d’une jeune militante communiste dans un petit village du sud de l’Italie à la fin des années cinquante – le cinéma de Placido réalisateur est une perpétuelle confrontation entre la plénitude sereine des émotions et des valeurs et le déséquilibre moral de la société.

Un saut réitéré dans le vide les yeux ouverts laisse la conscience mener la danse, faisant en sorte que le cinéma soit à chaque fois témoin de la vérité et de ses passions. Avant et après la réalité, au-delà et en deçà des idéologies, le cinéma de Michele Placido raconte la vérité des sentiments qui se mettent en jeu dans les heures et les jours de la vie quotidienne. C’est le signe d’un cinéma véritablement poétique et politique qui se traduit en un rapport avec le regard d’une nature pleinement morale : il n’y a pas de place dans le cinéma de Placido pour les demi-vérités ; le sien est un corps (d’acteur et de réalisateur, de jeu dramatique et de film) capable, comme peu d’autres dans le cinéma italien, de marquer les décors traversés. Son corps restitue – plutôt qu’il n’incarne – avec une force toujours plus « morale » que « réaliste », la matière palpitante de la réalité et de la contemporanéité dont, à chaque fois, il se fait le médiateur.

Traduction : Giulio Minghini et Chantal Ostereischer