Montxo Armendariz

Jesús Angulo

En un peu moins de cinq ans, Montxo Armendáriz a réalisé cinq longs-métrages. Ce n’est pas un rythme vertigineux, mais pas non plus dédaignable dans le contexte du cinéma espagnol. Lentement mais sûrement, tout au long de ses cinq films (auxquels il faudrait ajouter ses courts-métrages), Armendáriz a construit un cinéma cohérent, profondément ancré dans la réalité sociale des deux dernières décennies. Son univers est peuplé de personnages qui défendent avec détermination leur libre arbitre face à l’étroitesse de vue des convenances sociales les plus plates. Des êtres qui pratiquent une forme de révolte personnelle, pas toujours soutenue par l’auteur, mais respectées en tant qu’actes d’insoumission.

Armendáriz dirige sa caméra vers l’intérieur des personnages. Les conflits sont toujours intérieurs. Nous voyons grandir ses protagonistes (souvent des jeunes, parfois des enfants) au travers de parcours qui prennent souvent la forme de voyages initiatiques. Ainsi, une cadence spéciale réfléchie et calme, marque sa mise en scène. Fuyant les effets, il rejette les rythmes trépidants et bannit l’évidence pour choisir la suggestion. En ce sens-là, le réalisateur navarrais se proclame défenseur ardent de l’intelligence du spectateur. Selon lui, il faut escamoter toute information que le spectateur pourrait déduire de lui-même. Il n’y a donc aucune séquence superflue, aucun plan redondant. L’ellipse devient ainsi son outil habituel et la source des plus beaux moments de ses films.

Né à Olleta, petit village navarrais où, à l’époque, en 1949, il n’y avait pas encore d’électricité, Armendáriz décide très tôt qu’il veut faire des films. Fasciné par le cinéma qu’il explore chaque jour à Pampelune, il parle à ses parents de cette vocation en laquelle ils ne voient qu’une excentricité.

La réalité lui impose une formation en électronique, et plus tard l’enseignement. Entre temps, son militantisme antifranquiste lui vaut un bref séjour en prison.

Il fait ses premières armes sur le terrain du court métrage. La danza de lo gracioso (1979) et Ikusmena (1980) sont deux remarquables exercices de calligraphie cinématographique, des réflexions sur les limites de la communication et les différentes formes d’agression de la société à la liberté individuelle. Plus tard, il tourne les documentaires Carboneros de Navarra et Ikuska 11, La ribera de Navarra (1981). Ikuska fait partie d’un projet global essayant de dépeindre la réalité socio-culturelle du Pays Basque de différents points de vue. Loin des positions nationalistes, Armendáriz peint le tableau sociologique des terres que l’Ebre traverse en Navarre.

Plus important pour son oeuvre postérieure, Carboneros de Navarra est un document socio-anthropologique sur la dernière poignée d’hommes qui survivent dans les montagnes d’Urbasa en fabriquant du charbon de bois. Sans aucun doute, il s’agit de son meilleur court-métrage ; l’un de ces charbonniers inspirera son premier long métrage. En effet, Tasio (1984) parcourt le périple vital d’un charbonnier têtu refusant de vivre d’un salaire, et qui survit grâce au produit de ses propres meules et du braconnage. Interprété par des comédiens inconnus, l’histoire de cet homme incapable d’accepter les règles du jeu social et fier de son indépendance à outrance, possède un lyrisme qui fut salué par la critique comme l’avènement d’un nom prometteur pour le cinéma espagnol des années 1980.

Aux côtés du mythique Elias Querejeta, producteur de ses quatre premiers films, il réalise 27 heures (1986). Dans le bref laps de temps annoncé dans le titre, nous assistons aux dernières heures de deux jeunes héroïnomanes dans un San Sebastian hanté par le chômage, les manifestations, l’abîme entre les générations, et par un profond désespoir. Il se focalise sur la réalité d’une époque dans laquelle San Sebastian et les villes industrielles alentour détiennent le triste record du monde d’héroïnomanes.

Armendáriz mène toujours un minutieux travail de préparation. Pour Tasio, ce fut le court-métrage Carboneros de Navarra, ; des heures de conversation avec le véritable Tasio Otxoa, l’étude, avec les comédiens, des moeurs et des façons de parler des habitants de la vallée concernée. Pour 27 heures, il s’inspirera de son expérience comme professeur à l’Institut Polytechnique de Renteria, un village industriel près de San Sebastian marqué par l’immigration, le chômage et la drogue, un des étendards de la gauche nationaliste. Son expérience d’enseignant a occasionné la rencontre directe et douloureuse de jeunes qui ont servi de modèle à ses protagonistes.

Pour son projet suivant, Armendáriz s’est attaché pendant des mois à retracer les points-clés de l’itinéraire des africains à travers la péninsule ibérique. Il a vécu avec eux et a trouvé parmi eux les protagonistes de Lettres d’Alou, une plaidoirie pour la défense des immigrés marginalisés et surexploités. En harmonie avec son approche subtile de la réalité, Armendáriz élude les manifestations les plus sanglantes du racisme en Espagne. Il s’attache au racisme quotidien le plus ancré, et dont il est plus difficile de se démarquer. C’est le racisme des jeunes femmes espagnoles qui n’hésitent pas à avoir des rapports sexuels avec des noirs pourvu qu’ils restent clandestins, celui de l’homme en apparence libéral qui tolère les immigrés jusqu’à ce que l’un d’eux pénètre dans la chambre de sa fille, de ceux qui les emploient pour des salaires misérables, d’une certaine tolérance officielle qui fixe des limites à l’obtention des papiers.

Alou et ses compagnons partagent rêves et misères dans l’espoir d’une pleine acceptation qui n’aura jamais lieu, et pour laquelle ils risqueront leur vie encore et encore, sur de fragiles barques qui traversent le détroit de Gibraltar et parfois n’atteignent jamais l’autre rive. Cette résistance à toute tentation de truculence fait de Lettres d’Alou une dénonciation effective de l’Europe autosatisfaite et non solidaire. Si 27 heures obtint la Concha d’argent à San Sebastian, Lettres d’Alou reçut la Concha d’or.

En 1995, Armendáriz réalise Historias del Kronen, le seul film qui ne soit pas issu d’une histoire propre mais inspiré du roman éponyme de José Angel Manas, un jeune auteur très célèbre de la littérature espagnole des années 1990. Comme dans 27 heures, les protagonistes sont un groupe de jeunes confrontés à une société incapable de leur fournir des modèles. Résolument urbaine, l’action se déroule à Madrid. L’hébétude mortelle de l’héroïne est remplacée dans ce film par le vertige de la cocaïne et des drogues de synthèse, du sexe rapide et des courses automobiles. De jeunes madrilènes aisés traînent dans des bars, pleins de lassitude et de mépris envers la société qu’ils rejettent. La course frénétique s’arrête lorsqu’ils deviennent malgré eux les acteurs d’un « snuff movie » qui réduit Henri, portrait of a serial killer, leur film fétiche, aux dimensions d’un conte de fées…

Cette fois, l’histoire impose un rythme trépidant, qui, loin de leur ton habituel, participe toutefois au caractère réfléchi de tous ses films. Armendáriz dépeint ici une série de personnages complexes et contradictoires confrontés à la réalité. Il s’éloigne de tout dogmatisme sans jamais céder au paternalisme facile ni au moralisme vulgaire.

Avec son dernier film, Armendáriz revient à un cinéma plus intime. Secrets du coeur, récit initiatique, reconstruit subtilement le passage de Javi de l’enfance à la puberté. Javi affronte une complexe toile d’araignée tissée de secrets et de silences qu’il lui faut dévoiler. La mort, le sexe, l’amour, la religion représentent pour lui des mystères inaccessibles dont la compréhension demande un dur apprentissage. L’action se situe dans les années 60 entre Pamplone et le petit village navarrais où Javi est né.

Dans Secrets du coeur, Armendáriz retrouve le lyrisme de son premier film. Cette fois-ci, le long travail préalable pour créer l’ambiance du film jaillit de ses propres souvenirs. Avec une mise en scène délicate et une distribution en état de grâce, Secrets du coeur dégage poésie et vérité. Candidat à l’Oscar du meilleur film non anglophone, il installe définitivement Armendáriz parmi les réalisateurs les plus originaux et les meilleurs du cinéma espagnol actuel.

(traduction Claudia De Bonis)